Comme une mante religieuse, Femmes d'Aujourd'hui s'est créé en quelque sorte en dévorant un illustré pour enfants, Bravo. Il est donc finalement assez normal que la BD y ait trouvé un terrain propice.
Dans les racines de Femmes d'Aujourd'hui, coule la BD
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Jan Meeuwissen, un dynamique Hollandais, était venu chercher le succès en Belgique dans les années 30. Il avait créé entre autre un hebdo pour la famille, Bonjour (1932-1945?).Son imprimerie d'abord spécialisée dans la presse type sépia (noir remplacé par une teinte virant vers le vert ou le brun selon les pages) se modernise et il peut aborder un peu la quadri hélio (avec sépia pour la face rédactionnelle) pour le lancement de Bravo (1937-40), édition uniquement en néerlandais, avec diffusion amortie sur la Hollande et les Flandres. Jean Ray en était le principal polygraphe sous des tonnes de pseudo divers.
Les touristes allemands arrivent. Patatras. Le marché hollandais est désormais séparé, bouché. Pour sauver Bravo, Meeuwissen le relance sous la direction de Jean Dratz (le Dubout belge) avec une édition principale francophone pour la Wallonie-Bruxelles et une coédition flamande. Vu le manque et l'affaiblissement de la concurrence, Bravo culmine à 300.000 exemplaires et continue imperturbablement jusqu'à la libération (sans véritables compromissions du type Téméraire). Meeuwissen continue son Bonjour, hebdo un peu frivole et où il ne se mouille pas trop, mais il est évident qu'il a dû disposer de certaines protections en ces temps difficiles.
Pour Spirou et les publications de Depière, les interdictions assez tardives par diktat de la Propaganda-abteilung vont servir de sauf-conduit dans les troubles de la Libération. Logiquement, dans l'esprit du temps, Meeuwissen devrait être le premier à trinquer... Néanmoins, il réussit imperturbablement à poursuivre Bravo à travers les aléas des règlements de compte de la Libération et relance même un peu sa presse familiale en sabordant son titre Bonjour un peu trop voyant pendant les années grises. Sacré bonhomme et qu'il est dommage que nul n'ait jamais eu l'occasion d'interviewer !
La formule change un peu, très peu, revient partiellement à la BD américaine et Dratz se fait moins visible. (Dans le premier numéro d'après libération, non daté, on peut lire encadré ce texte circonspect du gérant responsable de l'heure : "Je m'engage sur l'honneur à n'employer dans la rédaction de mon périodique aucune personne ayant collaboré avec l'ennemi. J. Felix." Ce qui amènera du reste à refuser trois propositions de séries envisagées par Hergé et Jacobs sous la signature "Olav".) On pourrait croire qu'après les années d'excitation de la proche Libération, Meeuwissen a réussi à surfer jusque sur le sol ferme. Son entreprise reste florissante... jusqu'au choc en retour du milieu 1946.
Certains justiciers et résistants de la 24ème heure réclament des comptes. L'affaire commence à faire du bruit, mais sera promptement étouffée au moment où l'on se mit à évoquer certains hommes politiques achetés par le Hollandais pour bénéficier de toutes les autorisations nécessaires. Meeuwissen disparaît avec ses petites économies, on n'en entendra plus parler : ses contacts l'ont visiblement prévenu à temps pour éviter qu'un procès public remue la boue. Un vrai polar !
L'entreprise est mise sous séquestre, mais il est de l'intérêt de tout le monde - et particulièrement des travailleurs ! - qu'elle poursuive sa route. Un certain G. Defosse en devient le mandataire. Les illustrés pour enfants ne sont pas sa tasse de thé. Il s'appuie d'abord sur le trio Tenas, Rali, Duchâteau pour assurer la part créatrice de Bravo où ils iront jusqu'à réaliser une demi-douzaine de séries à la fois. Defosse a en fait le flair de sentir que la population féminine manque de publication bien à elle : il lance en parallèle Femmes d'Aujourd'hui pour faire tourner les presses ainsi obtenues à bon compte et s'alliera à la fin des années 40 avec Hachette pour le diffuser en France. Avec les nouveaux moyens mis à sa disposition, il développe le parc offset encore très rudimentaire. La Hélio-Offset SAR sera une des très grosses imprimeries belges des années 50-80 ; son gigantisme et le déclin de F.A. finiront par la tuer au début des années 90.
Avec la multiplication de la concurrence dans ces années florissantes pour la presse des jeunes, Bravo perd régulièrement des plumes. Son aspect (quadri hélio assez lourd et moitié en sépia est vieillot). Tous les deux ans, on s'efforce de le transformer de fond en comble et on déboussole le lecteur moyen. La dernière formule, la plus meurtrière, transforme Bravo début 1950 en sous-journal pour enfants de Femmes d'Aujourd'hui, qui commence à prendre lentement son essor en France. Mais peu de dames clientes achètent ce journal séparé !
La rédaction féminine de F.A. en prend plus ou moins la charge et mise complètement à côté de la plaque en affadissant considérablement l'illustré qui n'a plus aucune pêche. Mort de Bravo au printemps 51... mais il a servi en quelque sorte de cheval de Troie à Calvo et Trubert pour s'introduire dans la place. Ce n'est pas une critique, leur talent n'est pas à sous-estimer, mais on comprend mieux ainsi la cheminement qui a amené, après beaucoup de tergiversations féminines, les responsables de Femmes d'Aujourd'hui à lancer finalement ces "pages destinées aux enfants", en septembre 1952.
Curieux destin effectivement que cet épiphénomène né sur la tombe d'un illustré qui, mieux dirigé, aurait pu fêter ses soixante ans l'année prochaine ! Le supplément de Femmes d'Aujourd'hui est la suite logique du sabordage de Bravo par une entreprise tentaculaire. Cette curieuse histoire shakespearienne, pleine de bruit et de fureur, mérite le rappel.
Thierry Martens - Pressibus