Je m'amuse à observer la querelle des anciens et des modernes quant à la date de création de la BD. Discussion très byzantine du sexe des anges. Pour ma part, je suis toujours étonné de la manière dont certains défenseurs d'une cause essaient de phagocyter à leur avantage tout ce qui l'entoure.
HISTOIRES EN IMAGES ET BD Cela tient probablement au fait que l'on n'a jamais défini clairement la BD, ni les autres formes de récits en images : on l'a transformée en fourre-tout de ce qui mêle image et texte. J'avoue que, pour ma part, je serais enclin à différencier les "histoires (récits ou adaptations) en images" de la "bande dessinée" authentique, mais peut-être faudrait-il un jour sérieusement s'occuper de trouver un nom global recouvrant l'ensemble de ces formes, comme la notion de "cinéma" recouvre à la fois les films muets et parlants, le cinémascope ou le relief, le cinérama, etc, mais sans que l'on mêle abusivement ces diverses formes. (Les anglo-saxons sont tout aussi ridicules avec leur définition "comics" qui recouvrait au début l'essentiel de la production plutôt comique, mais a largement perdu sa raison d'être dans les années 30... sans que l'on se soucie apparemment beaucoup d'améliorer l'intitulé.) Dans la première partie, j'aurais tendance à ranger l'imagerie d'Epinal, Töpffer, Richard de Querelles et son "Déluge à Bruxelles" de la même époque, Busch, Christophe, Caran d'Ache, Les Belles Images, Pinchon (Bécassine et autres), Les Pieds Nickelés de Forton, Toonder, Kresse, les strips sous-textés adaptant le plus souvent des oeuvres littéraires, etc... et même Prince Vaillant, Flash Gordon, Les Pionniers de l'Espérance ou certaines séries de Vaillant qui ne sont que des suites d'illustrations séparées et dotées d'un texte narratif interne plutôt que mis sous l'image. (Ce n'est pas une critique : j'apprécie énormément nombre d'histoires en images, mais je considère que c'est une aberration de s'efforcer de les faire entrer dans le cadre réglementé et nettement plus contraignant de la BD. Comme vous l'indiquez dans votre ouvrage, Tillard aurait été offusqué de devoir mettre des ballons dans ses productions. Il est évident qu'il existe d'autres récits en images que la BD !) INDISSOCIABLE ET FLUIDE Pour qu'il y ait BD au sens propre, dérivant de la notion des "Comics" U.S., il me semble qu'il est indispensable que les textes soient réduits à l'essentiel et complémentaires simplement au dessin, proposés dans des bulles ou cadres intégrés harmonieusement de manière graphique à l'image en respectant celle-ci. (Certains Toonder mis en bulles sont des massacres, comme l'Emmanuel de Jijé !) Le narratif et l'explicatif doivent être réduits à l'essentiel, car c'est le dessin qui parle à l'il en priorité et non le texte. (Mais ce texte d'appoint a un rôle néanmoins complémentaire évident, car une BD n'est pas non plus une "histoire (dessinée) sans texte", comme certains cartoons ou historiettes purement visuelles.) Le mouvement doit faire partie de la suite des dessins visant à conter par leurs points forts une action avec des cadrages variés, plus ou moins efficaces. Un dessin de BD n'est pas fait, en principe, pour être décrypté seul (comme une illustration pure) mais fait partie d'un ensemble indissociable : bande ou planche. (On ne lit du reste pas une BD comme une histoire en images, et vice-versa, comme on ne lit pas de la même manière un roman policier ou un bouquin littéraire et un recueil de poèmes.) Il suffit de comparer Bressy et Tillard pour voir ces deux pôles totalement séparés. Votre "Mique" se dévore en une heure, à pleines turbines, pratiquement sans arrêt sur image, tandis qu'on déguste par petites bouchées "Le Barlafré", s'arrêtant à un dessin, lisant le texte presque comme une entité séparée, revenant parfois au dessin. C'est du roman illustré plus que de la BD. On pourrait imaginer une mise en page plus adéquate car le texte gagnerait en lisibilité sur une colonne unique. (N'y voyez pas une critique, mais une constatation de lecteur qui a tendance à visualiser en un seul cliché balayant de haut en bas une page de texte. La BD se lit en latérale rapide pour le strip ou en verticale descendant de gauche à droite pour la planche. L'"histoire en images" repose sur des ruptures d'attention, une visualisation en dents de scie et des arrêts fort éloignés du schéma BD.) ARTISANS ET RÉCUPERATEURS La BD est un artisanat modeste et discret. Ses contraintes excluent en général l'art, même si elle peut proposer de belles réussites, mais elle n'est jamais qu'un véhicule populaire de détente, comme le roman d'aventures, les fascicules, le polar, le vaudeville, etc. Elle est la conséquence d'une démocratisation de l'impression et se trouve liée au grand public par le biais de certains supports modernes de grande diffusion (la presse d'abord, les illustrés ensuite, les albums). Lorsqu'on s'adresse à la masse plutôt qu'à des cercles d'esthètes, le contenu doit faire un effort de clarté dans cette direction. Et c'est là, me semble-t-il, le rôle essentiel de la BD, rôle qui a tendance à se perdre, car nombre d'auteurs veulent faire aujourd'hui autre chose, pour changer, mais une industrie de détente tombe toujours en déclin lorsqu'elle perd de vue son assise populaire. Bien sûr, c'est plus restrictif, mais pourquoi diable vouloir tout cataloguer dans le même rayon ? Cela me rappelle les fanatiques de la SF, style Versins, s'efforçant de ranger presque n'importe quoi sous ce label, et finissant par écurer les amateurs de SF à qui on offre du veau aux hormones en leur disant que c'est de la carpe. Qui irait confondre de vrais films de cinéma et la production télévisuelle courante ? Qui oserait vendre un film muet pour un parlant ? Je pense que l'initiative du Centre Belge de la BD est relativement raisonnable, quoiqu'elle n'aille pas assez loin dans son explication et sa définition de ce qu'on peut considérer comme BD authentique. Aussi longtemps que l'on mélangera les chèvres et les choux, on obtiendra des controverses de peu d'intérêt, avec le résultat que le plus costaud bouffe l'autre. (Comme dit un proverbe anglais, c'est celui qui crie le plus fort qui a raison !) J'ai l'impression que si l'on clame l'antériorité de Töpffer, par exemple, c'est essentiellement par remords de ne s'être jamais vraiment penché sur les "Histoires en images" auparavant et d'avoir laissé s'engloutir dans l'oubli cette part importante mais différente du graphisme. Alors, on s'efforce de raccrocher ces calèches au TGV ! Mais je trouve maladroit d'inviter le public à juger d'un film muet comme s'il s'agissait d'un film parlant, selon les mêmes critères. Cette confusion n'est utile ni aux uns ni aux autres. TÖPFFER, LE PRÉCURSEUR Pour résumer le cas Töpffer, je dirais que s'il a une séquentialité parfois meilleure que la classique histoire en images, il ne me semble nullement avoir systématisé le mariage du texte au dessin par la bulle. Malgré leur mouvement, ses dessins restent le plus souvent des illustrations non cadrées (même s'ils flottent dans certains cas dans des embryons de cadre, pratiquement sans décor pouvant les intégrer à la masse) où l'on peut difficilement découvrir l'utilisation de la bande comme moyen de narration offrant un début, un élément d'accroche central et une conclusion provisoire ou une finale relançant l'intérêt vers la bande suivante. Il appartenait à la préhistoire de l'édition où les possibilités techniques limitaient la diffusion à certains cercles d'esthètes. Le langage et la grammaire de la BD ne pouvaient se développer qu'au contact d'un très large public, donc des possibilités de diffusion massive imposant aux dessinateurs des contraintes que n'avaient pas les illustrateurs classiques. La BD, c'est le dessin sorti des salons et descendu dans la rue. Töpffer a assurément dynamisé les histoires en images, mais il reste encore trop attaché à ce type de technique qui a perduré jusqu'à nos jours, avec de moins en moins de succès, vu l'attrait et l'universalité des BD américaines de l'âge d'or... d'où dérivent la plupart des grandes BD européennes actuelles, même si les auteurs ont développé leurs propres sujets et styles. Finalement, les vrais inventeurs de la BD sont quelques magnats américains, comme Hearst, qui n'ont pas hésité à mettre massivement cette nouvelle forme artisanale dans leurs supports pour séduire le public par des récits à sa portée. 1896 : SIMPLE POINT DE REPÈRE Le rôle du Yellow Kid de Outcault est d'ailleurs assez discutable. S'il offre effectivement en 1896, peu après son début, une rupture avec le récit en images sous-textées et commence à intégrer l'ensemble des textes dans les dessins, ses ballons ne restent que de prudentes ébauches très exceptionnelles (le texte est le plus souvent sur la chemise du personnage, ou dans des banderoles, proche de certains antécédents anglais). Et on peut difficilement dire que c'est lui qui a systématisé dès le départ le ballon en tant que complément graphique. (Il existait déjà de petits essais épars de bulles.) Ses concurrents ont beaucoup apporté dans la codification et le développement de la bulle qui transformait les images généralement muettes des récits antérieurs en cases parlantes. Outcault avait néanmoins aussi compris que, dans les cadres, des éléments de décor étaient nécessaires pour que ses personnages ne flottent pas dans le vide et s'intègrent à une construction globale. Son rôle de catalyseur est important, même si Dirks a rapidement mieux traité le ballon que lui. Si l'on peut prendre 1896 comme date de mise à feu de la BD, la technique a dû se roder les années suivantes. Et on ne peut citer 1896 que comme simple point de repère. L'erreur est sans doute d'attribuer à un seul auteur le rôle de "créateur" de ce qui a été un mouvement d'ensemble, se développant avec prudence sur une période relativement longue. Hammett ou Chandler sont loin d'avoir créé le roman noir, quoique l'on écrive ; les privés durs à cuire abondaient déjà dans les petits fascicules des années 1880 et plongeaient dans la tourbe des bas-fonds américains avec une vigueur bien antérieure à celle de l'école "Black Mask". Faire porter sur les épaules d'un seul individu le poids d'une telle création (qu'il soit Töpffer, Outcault, ou autre) est trop simplificateur et quelque peu éloigné de la réalité du marché. Une création ne se développe que lorsqu'il y a des financiers derrière pour la mettre à la portée du public et cravacher s'il le faut les auteurs. Le progrès de la technique devait ouvrir le terrain où une telle forme artistique pouvait se développer. Gutenberg a certainement plus fait pour la littérature que tous les auteurs qui l'ont précédé... La possibilté d'imprimer en couleurs de gros tirages à un prix raisonnable a été le détonateur de cette forme d'art, comme des pulps, fascicules, comic-books, hebdomadaires et albums ultérieurs. La technique est indispensable à la popularisation de l'art et constitue son moteur principal. Un mouvement populaire naît dans la confusion, se développe derrière le capital et meurt lorsque celui-ci s'en désintéresse. STÉRILES COMMÉMORATIONS Il est probable que ce sont la vidéo et les jeux électroniques qui remplissent désormais ce rôle avec une possibilité supérieure de mouvement visuel et d'interactivité. Lorsqu'une forme populaire est autopsiée par des spécialistes, ce n'est malheureusement pas bon signe et je préférerais qu'elle se trouve dans les journaux (ou ce qui en tiendra lieu dans le futur) plutôt que dans les musées. D'où, à mon sens le côté un peu vain de ce genre de controverses. Dans une génération ou deux, on croira que Batman, Popeye, les Schtroumpfs ou Spirou ont été créés pour le petit écran ! Et on trouvera assurément des historiens dans le vent pour l'affirmer... Bref, je pense qu'à l'heure où les barbares entrent dans la ville, les discussions sur l'identité du fondateur de la communauté me semblent quelque peu stériles. La commémoration du "centenaire" de la BD est, comme toutes les initiatives semblables, de la poudre aux yeux. Panem et circenses. Pendant qu'on esbaudit le peuple, il ne songe pas plus loin. Et il est dommage que les arguments qui s'échangent, fortement sentimentaux ou nostalgiques, ne tiennent pas plus compte du contexte général, de l'ensemble des formes artistiques concernées, des conditions indispensables pour que des dérivés de la tapisserie de Bayeux ou des petits récits rupestres sur fond de caverne puissent accéder au plus large public. C'est vrai qu'il manque un grand travail historique sérieux sur l'évolution du récit dessiné et que la plupart des "spécialistes" modernes ne voient pas au delà des illères acquises pendant leurs lectures d'enfance. Là, je vous rejoins, même si je suis loin de partager votre opinion sur l'estimable Töpffer et son éventuel rapport avec ce qui est devenu la BD soixante-cinq ans plus tard. |
Je ne veux pas appuyer sur le fait que Töpffer ait "inventé" la bande dessinée. Ce mot est trop fort et des gens comme Mc Cay ou même Derib ont apporté leur contribution à cette invention, qui, comme vous le dites, fut progressive. De même, si j'ai avancé une date pour la "naissance" de la BD, 1833 ou 1835, c'est, avant tout, pour contrecarrer ceux qui la fixent à 1896, sans trop avoir regardé ce qui s'est passé en Europe avant cette date.
DÉFINITION DE LA BANDE DESSINÉE Mais venons en au fond des choses. Vous dites "On n'a jamais défini clairement la BD". Si ! Prenez la définition de Couperie dans l'encyclopédie SERG, prenez celle de Peeters ou d'autres qui ont analysé la spécificité de la BD. Tous sont d'accord, avec seulement des différences dans la forme : une suite de dessins (séquentialité) , avec ou sans case, avec ou sans texte, racontant un récit (même si celui-ci peut être très éclaté), et édité en plusieurs exemplaires (ce qui enlève les livres du Moyen-Age ou la tapisserie de Bayeux). Tous précisent que la présence de ballon n'est pas nécessaire. C'est en cela que Töpffer a fait les premières bandes dessinées. Ceux qui ne sont pas d'accord devraient avoir une autre définition. Ce n'est pas le cas. Ce centenaire repose donc sur du vide. C'est un événement bidon agité par des pseudos historiens imbus d'eux même et de l'Amérique (Marschall, Morris...), ou par les conseillers en communication en mal de manifestations (Auquier...), sous les bravos des gogos qui gobent tout. Bien sûr les bandes dessinées de Töpffer ne sont pas des BD d'aujourd'hui. Ce n'était que le début et le bébé ne pouvait pas être adulte. Mais il était mieux constitué que le bébé cinéma, car si aucun film d'aujourd'hui ne ressemble à ceux des frères Lumières (la couleur, le son..), bien des BD (de l'Association, de certaines revues US, etc.) fonctionnent comme celles de Töpffer, en noir et blanc et sans ballon. PERMANENCE DES SOUS-GENRES Ceci étant posé, vous avez raison de dire qu'il y a une forme de BD, que vous appelez "les histoires en images", qui est un peu à part. C'est une lignée qui perdure, de Christophe à Loustal en passant par Foster et Toonder. Elle ne disparaîtra pas, car il y aura toujours des auteurs qui ne voudront pas abîmer leurs dessins par des ballons, et/ou qui voudront que leur texte évolue sans la contrainte de ces mêmes ballons. Je considère, cependant, que vos "histoires en images" ne sont pas toutes des BD, parce que nombre d'entre elles sont des textes illustrés (récits illustrés). C'est le cas des bandes verticales et de la plupart des images d'Epinal. Il ne faut pas confondre "suite de dessins qui racontent" et "juxtaposition de dessins qui illustrent". Il est vrai que, parfois, la frontière n'est pas nette. Mais prenez un strip de Toonder et une bande verticale d'un "Crime ne paie pas" : l'effet de lecture picturale n'est pas du tout le même. Dans le premier cas, un illettré comprendra (pas totalement, mais en bonne partie) les aventures de Tom Pouce et Bommel, le comportement des personnages, comme il le ferait en parcourant un album de Tintin. Dans le second cas, il se rendra compte qu'il y a des scènes de crime et de jugement sans comprendre ce qu'à voulu exprimer le scénariste Paul Gordeaux. C'est ainsi que l'on peut reconnaître ce qu'est une BD et ce qui ne l'est pas. Il y a ensuite une seconde lignée, la BD muette, de Busch à Tanaka (Gon) en passant par Daix, Anderson (Henry), et Reiser. Elle aussi continuera à vivre. Sa date de naissance en Allemagne vers 1860-1870 n'est pas à oublier. La troisième lignée est celle des bandes à bulles. Fixer sa date de naissance à 1896 me semble être un bon compromis. Et l'on peut rajouter une quatrième lignée, celle "à cases imbriquées ou éclatées" à la manière de Derib, Druillet, Bourgeon, Sienckiewicz etc. Comme vous le dites, le "cinéma" recouvre les films muets et parlants, le cinérama, le cinémascope ou le relief. De même, le terme "bande dessinée" recouvre les lignées "muette", "à texte séparé", "à texte intégré", "à cases éclatées". (Ceci reste valable quand on emploie les traductions "Comics", "Fumetti", "Manga" etc.) Je fais remarquer que, à ce jour, le plus vieil emploi du mot "bande dessinée" trouvé dans la presse remonte à novembre 1949 et se reportait au Capitaine Fracasse, bande de Bressy à texte sous l'image. Je le sais bien, car c'est moi qui l'ai découvert, dans les archives de "La Nouvelle République du Centre-Ouest", le journal tourangeau. Et - amusant paradoxe - ce qui est annoncé en première page comme "notre première bande dessinée", met à l'écart "Le Professeur Nimbus" et d'autres bandes muettes parues auparavant (comme le délicieux "M. Moustache" de l'Uruguayen Fola). Plus que le cinéma, la BD se doit de regrouper ces composantes, car elles ne cessent de se mélanger. Dans combien d'albums, ceux d'Hermann ou Juillard par exemple, ne voit-on pas des pages entières muettes, ou avec récitatifs ? Les cinéphiles ont su être clairs avec leur histoire. Alors que la nôtre utilise encore ses premières formes d'expression, je ne comprend pas que certains bédéphiles dérivent vers de telles incohérences ! DEUX DISCOURS HISTORIQUES Je suis de ceux qui pensent que l'on comprend mieux le présent quand on connaît le passé. J'ai lu Töpffer dans l'album Horay, avec un plaisir qui était d'abord celui de lire une bonne BD. Si je suis si tranché aujourd'hui dans mes propos, c'est d'abord en souvenir de cette lecture. Dire que la BD commence (= naît) en 1896, c'est nier notre histoire, c'est du révisionnisme. Toutes les circonvolutions des centenaristes n'y changent rien, eux qui souvent admettent sans sourciller que Töpffer a fait de la BD avant qu'elle ne naisse et qu'il en est encore plus génial! (Et dire, comme le fait Rick Marschall que Töpffer n'a pas eu de successeur est historiquement faux, même s'il est vrai que son enseignement a mal été compris. On ne peut tirer un trait sur les BD de Busch ; celles, muettes ou à texte court, de ses confrères allemands, ou des dessinateurs du Chat Noir puis du Rire, en France. Ce n'est pas parce qu'il n'y avait rien en Amérique, en Belgique ou en Italie que...) Par ailleurs, j'ai eu l'occasion d'approfondir et affermir mon jugement lors d'échanges épistolaires avec Jean-Claude Glasser, vers 1992. J'avais en particulier remarqué ces 3 ou 4 "lignées" qui vivent à la fois en parallèle et en s'entrelaçant. Cela fait trop longtemps que la BD vit avec un double discours historique. Je reconnais, à l'appui de votre discours, qu'il ne manque pas d'anecdotes fumeuses où l'absence de ballons est ressentie comme une exclusion du champ de la BD. En voici deux exemples récents :
LECTURES ET BANDES DESSINÉES Quand vous dites " Pour qu'il y ait BD au sens propre... il me semble qu'il est indispensable que les textes soient réduits à l'essentiel...", vous avancez un argument qui me semble très personnel et qui ne peut être celui d'un tenant du centenaire, puisque les bandes, d'avant 1896, de Busch, de ses confrères allemands, des Français du Chat Noir ou du Rire répondent à cette définition, alors que celles de Blake et Mortimer, par exemple, en sont exclues. Votre autre argumentation de "l'ensemble visuel indissociable" est tout aussi personnelle, étrangère à la définition généralement retenue de la bande dessinée (dont je parlais précédemment). C'est toutefois une notion intéressante. Mais elle ne résiste pas aux conséquences qu'elle implique, quand on la pousse jusqu'au bout. D'abord Töpffer avait cette cohérence visuelle (textes écrits à la main en lien avec le dessin, en particulier quand la hauteur du récitatif monte et descend avec l'action). Busch, Caran d'Ache aussi l'ont. Hogarth, Foster, Raymond (Flash Gordon), Poïvet (les Pionniers), Loustal aussi, je pense. Forton (Les Pieds nickelés) et Toonder sont eux à rejeter. Mais que dire de Nadar, Doré, Pinchon (Bécassine) ? La limitation est bien plus difficile à définir que lorsqu'on part du principe de continuité entre cases. Je partage votre sentiment lorsque vous dites que "l'histoire en images" repose sur une autre lecture que ce que vous appelez "BD". Mais il y a bien plus que ces deux lectures. Une BD de Druillet et une autre de Schulz ne se lisent pas du tout de la même façon. La lecture de Loustal est plus rapide et facile que celle de Jacobs. De même, il y a des lectures très différentes entre certains types "d'histoires en images", celles où le texte est découpée par images d'une part et d'autre part celles ou un seul texte court sous plusieurs cases (ce que j'appelle les "bandes parallèles", qui donnent un attrait particulier à Toonder, Tillard ou Naret - Texte et images ayant plus d'indépendance peuvent davantage déployer leur propre discours). Dans ce cas, il convient de mieux marquer le parallélisme en mettant le texte sur 2 colonnes, alors qu'il y a généralement 3 cases. J'aurais dû le faire pour le Barlafré de Tillard, je n'y ai pas manqué pour l'Equerre de Naret. Avez-vous remarqué que bien d'autres éléments entrent en compte dans la fluidité de lecture d'une bande dessinée ? Prenez par exemple le lettrage. Il est coûteux pour les éditeurs, mais presque tous s'y soumettent. Le lettrage mécanique des bulles ou des récitatifs (sauf quand le texte est long) est très mal perçu, souvent inconsciemment. Je m'en suis aperçu en m'étonnant de ma difficulté à lire certains fascicules Artima. Autre exemple : les mangas traduits en français, à lire de droite à gauche. J'arrive à tourner les pages dans le mauvais sens, mais je bloque pour lire les pages en me mélangeant dans l'ordre des cases. Au point de renoncer à acheter tout ouvrage de ce type ! Pour autant, je ne les exclue pas du champs de la BD (sans aucunement cautionner la bêtise commerciale qui sous-tend cet agissement inadmissible). ÉLOGE DE L'ÉCLECTISME Je ne vous suis pas du tout quand vous faites des différenciations entre supports ou publics. Un manga, à lecture rapide, tiré à un million d'exemplaires, à bas prix, ou une BD d'esthète, à lecture complexe, tirée à 1000 exemplaires, à prix fort, sont autant l'un que l'autre des BD. Comme vous le dites vous-même, vous êtes trop restrictif. Il faut cataloguer cela dans le même rayon, dans le même genre, comme le cinéma ou la littérature accueillent des oeuvres de nature très différentes. Et je ne pense pas que cela vous empêchera d'aimer ce que sont pour vous les meilleures BD. Moi qui ai des goûts assez larges et apprécie autant (mais différemment) Franquin ou Charlier que Baudoin ou Mattotti, je comprends mal que les tenants de la BD populaire rejettent la BD d'esthète et réciproquement, alors qu'elles peuvent vivre côte à côte sans se faire de tort, comme en Italie. Je continue à lire votre courrier, tout en poursuivant le mien. Töpffer : non je ne pense pas du tout que "ses dessins restent le plus souvent des illustrations". Ca ne correspond ni à ce que l'on éprouve en lecture ni aux déclarations de Töpffer. N'oubliez pas qu'il a très finement analysé ce nouveau genre et qu'il faudra attendre plus d'un siècle pour que quelqu'un écrive des propos aussi sensés sur ce qu'est une BD. Cette clairvoyance dans l'émergence de cette "littérature en estampe", partagée par d'autres de ses contemporains (Goethe en premier) montre que la naissance de la BD a été reconnue en tant que telle à son époque. Comme le cinéma, mais de façon certes bien plus discrète. Pour le Yellow Kid, personne ne s'est rendu compte de rien, sur le coup. Je ne veux pas pour autant négliger l'apport d'Outcault. Il me semble logique qu'il symbolise l'arrivée du ballon dans la BD, et c'est assez important pour en fêter le centenaire. Il n'y avait nullement besoin de lui attribuer davantage pour que le CBBD organise ses manifestations... ENFANCE ET MATURITÉ "Faire porter sur les épaules du seul Töpffer la création de la BD..." : non, je l'ai déjà dit, ce n'est nullement mon intention. Seulement lui attribuer la naissance d'un bébé qui est devenu la BD. Parce qu'il a fait les premières, c'est pourtant simple... Dès l'instant où on utilise la BD sous son sens le plus courant et admis. Ensuite le bébé a du passer les caps de l'enfance et de l'adolescence avant de devenir adulte. Il est naturel qu'il ne soit pas adulte dès la naissance, comme vous le voudriez (à 5 ans près 1896-1901). La photographie et le cinéma n'ont pas été des "médias" dès leur naissance ! De même, la Bande Dessinée a commencé par des petits tirages et un petit public, avant de passer à l'échelon supérieur. (Lequel est atteint dès 1845 quand la prépublication de "Mr Cryptogame" dans L'Illustration donne environ 100.000 lecteurs à Töpffer, pour un tirage, très important à l'époque, de 16.500 exemplaires, principalement par abonnements.) Vous avez le mérite de vous retrancher derrière une autre définition, ce qui à mon sens est indispensable pour enlever à Töpffer son rôle de géniteur. Mais ceux qui célèbrent 1896 n'ont pas cette démarche, ou ne l'assument pas, et c'est pourquoi ils sont des "gogos", et que vous n'en êtes pas. Vous voilà rassuré !! Les discussions sur l'identité du fondateur de la communauté vous semblent quelque peu stériles. Qui a parlé de centenaire ? Qui a donné une date de naissance ? Il faudrait se taire et laisser faire ??!!! Pour que celui qui crie le plus fort ait raison ! Quand on aime la BD, son histoire et son présent, on ne peut être indifférent à une telle "poudre aux yeux", selon vos propres termes. Ce "laisser-aller" ne vous est pas spécifique. Je le retrouve chez Gaumer, Filippini et même Groensteen ou Peeters. J'ai un peu l'impression d'être le seul à être indigné et je ne comprends pas qu'on ne réponde pas à mes demandes d'explications, peut-être vives, mais sincères. (Morris, le CBBD et ce que j'appelle "le ministère de la culture belge" n'ont pas daigné répondre à mes questions, il y a un an, quand je leur demandais de changer l'intitulé de leur centenaire.) Finalement les plus forts soutiens que j'ai eus, c'est par des membres anodins du "Petit Club Pressibus", certains m'encourageant à "mettre le pied dans la fourmilière". Je suis assez effaré de voir que de nombreuses personnes qui ont écrit que les premières BD ont été faites par Töpffer ne s'émeuvent pas et parfois se félicitent en se disant que le Yellow Kid fera parler du Genevois. Quand au CBBD, je ne sais pas trop ce qui s'y passe, mais les marchands de soupe à la Auquier y ont une influence trop forte. Cela ternit méchamment son image. |
Votre brillante et remarquable démonstration sur la filiation Töpffer me parvient en même temps que le dernier Collectionneur de BD, alourdi par les communications d'Angoulême. Je ne m'étendrai pas sur ce dernier : le débat étant largement disproportionné par toute la grosse artillerie rassemblée - y compris la bombarde anti-américaine Frémion - pour démontrer qu'ils ont tout faux ces Ricains, et que la BD est une création européenne ! Le fétu Marschall ne faisant pas le poids, car il n'a pas osé poser le vrai problème : la définition de la bande dessinée ou comic-strip.
LES RESPONSABLES MUETS Ne croyez pas que je veux prendre la défense de Morris, du CBBD ou du ministère de la culture (sic !) : ils sont assez grands pour le faire, mais je doute, hélas, qu'ils le fassent. C'est dommage, car, nonobstant les tempêtes soufflant du haut des remparts de la cité angoumoise, cette notion de naissance "vers" 1896 (et en tout cas dérivée des recherches américaines) me semble acceptée ou admise par la population qui a quelque opinion sur cet art, à quelques exceptions près, dont trop souvent hélas des esprits tordus qui espèrent ainsi devenir pape de quelque chose. (Cette critique ne vous étant pas adressée, car je sens que vous avez cherché et que vous cherchez encore, en essayant d'établir la part des choses et le bon sens. Nous sommes en fait très-très proches et c'est malheureux que le débat soit vicié au départ : si on ne part pas des mêmes données fondamentales, on construit évidemment deux systèmes d'opinion différentes, même si on est globalement d'accord sur l'ensemble des détails.) Morris a été bombardé président du comité pour le centenaire : une célébrité fait bien au tableau, il fête son demi-siècle de Lucky Luke et le cow-boy made in Belgium est une sorte de pont transatlantique pour réunir les deux branches fêtant l'événement ; de plus, avec Vankeer, il a été un des premiers à populariser l'art graphique dans un journal de grande diffusion, Spirou, sous le titre fort heureusement global "Neuvième Art", qui lui a permis d'évoquer aussi bien Busch et Töpffer, par exemple, que ce qu'on range habituellement dans la bande dessinée. (Pour la petite histoire, ils ont pris "neuvième art" parce qu'ils croyaient que le "huitième" était déjà annexé et popularisé par quelques techniciens de la danse... C'était en 1964.) Mais l'homme n'est pas écrivassier. (Je n'ai même jamais vu un spécimen de ses lettres, malgré des contacts nombreux et trentenaires !) Pour le CBBD, son noyau "dur" est débordé par les célébrations et fort peu écrivassier aussi. Lorsqu'ils ont besoin d'un texte, ils décrochent un téléphone et sollicitent aussi gentiment que possible le concours d'un des nombreux spécialistes qui leur donne volontiers un coup de main bénévole. Cela m'est arrivé à plusieurs reprises, mais je n'ai aucune envie de leur servir de bouclier pour une initiative dont je déplore l'ampleur, la relative légèreté historique et le manque de concertation préalable. Quant aux administrations, vous les connaissez aussi bien que moi. Ces incapables sont ravis de se mettre en valeur par des célébrations organisées par d'autres. Inutile de leur écrire. Il n'y a pas d'abonné au numéro demandé. 1896 À 1901, LES VRAIES ORIGINES Je suis un centenariste à quelques réserves de dates. Outcault, à mes yeux, ne s'est converti que lentement et en tâtonnant au ballon dans Yellow Kid et un peu plus dans Buster Brown qui a suivi. C'est vrai qu'on commence à passer (en 1896) de l'illustration textée au récit séquentiel ; que les textes incorporés à l'image commencent à se développer en bulles et que même le personnage, à l'instar du phonographe et du perroquet, commence à en pousser une... Mais il faudra attendre le tournant du siècle pour que la bulle commence vraiment à définir la BD autrement que l'histoire en images. Elle ne s'est vraiment imposée, après expérimentation qu'en 1902, puisqu'il faut tout de même considérer qu'un courant nouveau (ou école) ne peut naître que lorsqu'un certain nombre de dessinateurs appliquent et développent ses éléments originaux. (Ce qui rend illusoire à mes yeux les essais plus ou moins uniques, ici et là, perdus dans le temps, de bulles antérieures. Au début, par exemple, les Katzenjammer Kids étaient muets, même s'ils offraient la séquentialité. Dirks faisait même une série en 1900 (Alfred's Little Cousin and Alfred) où les textes courts sous l'image étaient parfaitement de tradition spinalienne ! Il est évident qu'on s'est trouvé de 1896 à 1901 dans les vraies origines de la BD et en plein travail de recherche : la bulle n'a vraiment explosé et ne s'est multipliée qu'à partir du début du Vingtième Siècle. Pour ma part, si je fêtais le centenaire, je l'aurais fait en 2000 (ou 2001), car la BD est vraiment typique du Vingtième siècle. Je ne suis pas théoricien, mais je crois qu'il faut glisser dans ce débat quelques remarques de bon sens, surtout pour une personne qui, comme vous, essayez honnêtement de peser le pour et le contre. En vrac... CONCEPT ET DÉFINITION DE LA BD
J'ai l'impression fâcheuse que certains intellectuels, comme des hyènes, viennent à la curée lorsqu'un cadavre ne bouge plus. Comme dans le domaine du policier (voir plus loin), leur activité est plus destructrice qu'innovatrice et ils créent des controverses oiseuses, mais destinées à les mettre en valeur. Si vous vous basez sur des définitions ramasse-mouches type Couperie Peeters etc, vous avez assurément raison. Mais ce fourre-tout est d'autant plus aberrant que ces braves gens en viennent à nier ce qui est l'apport même de la BD ou du Comics : la bulle (pas un critère nécessaire à leurs yeux, et allez donc, il aura donc fallu attendre 1974 pour qu'ils découvrent cela pour se différencier de l'avis général !). Franchement, j'admettrais cette définition pour le terme "histoire en images" si l'on décide que ce vocable recouvre le TOUT, dont fait partie le développement nouveau complémentaire qu'est la BD. Dans ce cas, oui, on a "cinéma" à la base ("histoires en images"), puis les subdivisions "parlant" ("bandes dessinées"), "muet" ("stop-comics", "histoires sans parole"), "relief", "récits légendés", "histoires en images avec sous-textes", "bandes quotidiennes" (terme plus neutre pouvant à la fois recouvrir du phylactérisé et du sous-texté, car on définit dans ce cas selon la périodicité et non plus la forme), etc, etc... Le terme "cinéma" s'est créé normalement et a été admis logiquement par le public, car il reposait sur une notion technique, simple, évidente, antérieure à ses développements : le cinématographe, c'est à dire la projection d'images sur un écran. Tout dérive de cette invention de départ. Pour le sujet qui nous concerne, on part d'un raisonnement inverse : on part du "parlant" pour définir le "muet" dont on ne s'était jamais vraiment soucié auparavant. En fait, on développe un terme de style frigo sans se soucier de ce qu'il y a dedans (viande, poisson, fruit, fromage) et on décide que tout ce qui est dans la boîte est identique ! Or un bon terme générique doit permettre des subdivisions identitaires et il ne doit pas reposer sur l'invention la plus récente pour désigner des réalisations plus anciennes et techniquement fort différentes. C'est comme si on décrétait brusquement qu'il n'y a plus de cinéma mais que, vu l'évolution, la télévision recouvre tout ce qui se fait et s'est fait comme films ! Mine de rien, c'est tout simplement du détournement de concept. On prend un terme désormais largement répandu dans le public (en 1974, pas pressés, les mecs !) et qui désigne une forme bien particulière de produit, puis on triture la définition de telle sorte qu'elle finit par recouvrir ce que le public n'a jamais appelé ainsi... C'est comme si on disait que le (cinéma) parlant est le tout et que le muet n'est jamais qu'une variante artistique ! Et on glisse et dissout les histoires en images sous la nouvelle étiquette. LE REGARD DES SPÉCIALISTES Il y a deux-trois mois, j'ai été convié avec une dizaine de spécialistes belges à rencontrer au CBBD Maurice Horn en tournée en Europe pour actualiser sa World Encyclopedia of Comics (en voie de refonte et de réédition, après une dizaine d'années d'épuisement). (Comme quoi un centenaire sert tout de même à quelque chose ! En Belgique, cette année, il y a plus de 150 expositions diverses et évènements BD programmés un peu partout, jusqu'à un train spécial cet été pour améliorer le déficit de notre SNCB. L'année prochaine, la gueule de bois sera telle que plus personne ne voudra entendre parler pendant un moment de BD... Comme toujours avec cette connerie typique de notre civilisation de la consommation : l'année placée sous le signe d'un pauvre diable que l'on oublie aussitôt après !) Au dessert, on en est venu à parler de la controverse à la mode. New-York/Bruxelles versus Angoulême. Battling Töpffer contre Kid Outcault. Nous étions une douzaine, tous concernés à des niveaux divers par la BD et assurément des spécialistes ayant une vue plus large (et plus documentée) sur ce phénomène que le public. Environ trois personnes étaient quelque peu favorables à une paternité Töpffer et tous reconnaissaient bien volontiers l'apport de celui-ci aux histoires en images. Une démocratique majorité (7-8 personnes, on n'est pas en dictature plébiscitaire) approuvait totalement le choix de 1896 (environ...) et je faisais partie des deux plus indifférents à l'égard de ce genre de tempête dans un verre d'eau. (Même si la commémoration est un chouïa prématurée, il vaut peut-être mieux la situer maintenant qu'en 2000 ou 2002, vrai centenaire de l'explosion du ballon, où la BD risque d'être très archaïque par rapport aux développements CD, jeux vidéo, électronique interactive, etc. La stratégie, c'est parfois d'attaquer le premier avant que l'adversaire ait mobilisé. Et il est certain que derrière les sourires et les beaux sentiments, il y a un certain esprit de compétition entre le CBBD et le Centre d'Angoulême. Plutôt avantageux pour le public, du reste, mais lorsque l'un marque un point, l'autre s'efforce de mordre la culotte.) La date de 1896 semblait toutefois choisie un peu aux fléchettes (et parce qu'il n'était pas possible de fêter avec retard un centenaire !) puisque le Yellow Kid a commencé en fait à paraître en 1895. Mais, où Horn et les animateurs du CBBD ont fait l'unanimité totale, c'est en soulignant bien que ce n'est qu'en 1896 qu'il a commencé à systématiser les textes DANS l'image et à utiliser (prudemment) des bulles. LE REGARD DU PUBLIC Peu après, je flânais, comme de temps à autre, à la FNAC-Bruxelles où, sous l'effet d'une probable brise charentaise, ils avaient établi à l'entrée du rayon BD trois belles piles visibles des Töpffer fraîchement réédités par le Seuil. Par manie professionnelle, j'aime assez observer l'attitude du public et ses engouements ou rejets. La FNAC est d'ailleurs un excellent terrain d'observation avec la masse de gens qui défilent, feuillettent, prennent vers la caisse ou redéposent avec une moue qui en dit long. Malgré leur présentation à l'italienne (en général assez peu prisée par le grand public francophone), les Töpffer bénéficiaient de l'impact de leur visibilité et j'ai vu pendant les vingt minutes que j'ai consacrées à ce rayon pour mes repérages pas mal de gens en parcourir un par curiosité, avec une attitude d'abandon rapide et souvent sur des mimiques explicites sur leur stupeur de voir cela là où ils s'attendaient à des BD. Lors de la réunion mensuelle de la Chambre Belge des Experts de Bandes Dessinées (pompeuse dénomination qui nous sert surtout à primer quelques produits locaux qui nous semblent bons, à gueuletonner deux fois l'an en bonne compagnie et boire tous les mois quelques solides pots en échangeant les observations recueillies par quelques libraires et spécialistes), j'ai demandé aux libraires spécialisés présents comment leur clientèle (plus motivée que celle d'un grand magasin à rayons multiples) accueillait cette initiative sur le plan commercial. Ils ont été très très circonspects. Très très dur à défendre aux yeux du large public BD qui s'attend à autre chose. En fait, en dehors des curieux très avertis ou érudits, qui ont décidé au départ d'acquérir ce type de réédition parce qu'on en parle dans les pages culturelles (comme les Zig et Puce de Saint-Ogan, ou La Bête est morte, mini-syndrome du Goncourt), cela passe visiblement en dehors des préoccupations de l'amateur de BD. Qu'on le veuille ou non, le concept BD ne se conçoit pas sans bulles et textes incorporés (sauf exceptions esthétiques qui ne font que confirmer la règle). Vu mes contacts divers, je suis convaincu que vous étonneriez fort le lecteur en lui affirmant que les Comics et la BD, ce n'est pas surtout le mariage du dessin et du texte d'une manière incorporée. Dans ce cas, si la BD devient le tout, il faudra inventer un terme comme le petits Miquets ou les Speaking Kids pour définir cette forme à peu près centenaire. Et il est un peu tard pour changer une opinion communément admise dans un grand public qui, parallèlement, commence doucement à se détourner de la BD pour des formes d'imagerie plus modernes. Disons que je vous donne totalement raison si on se base sur des définitions plus ou moins parisiennes et tardives de la BD, mais je crois que pour établir une définition, il faudrait aussi tenir un peu compte de la manière dont le produit est perçu ailleurs et, surtout de la conception qu'en a le public. S'il a accepté le terme bandes dessinées dans le langage courant (bien avant que Couperie le théorise), c'est parce qu'il s'est largement imposé sous une forme bien précise, comme s'imposaient auparavant les "histoires en images" sur lesquelles les intellectuels de l'époque n'ont guère daigné se pencher. Ils auraient pu au moins commencer par s'interroger sur l'origine de ce vocable "bande dessinée"..., mais cela les aurait vachement embarrassés de reconnaître qu'il s'agit d'une adaptation d'un concept US, ce qui implique automatiquement une reconnaissance de la logique du "centenaire". CÉLÉBRATION, SYMPTÔME DE DECLIN Pour ma part, je reste toujours sceptique et opposé à ce genre de célébration officielle. Le CBBD est d'ailleurs fort enquiquiné par la masse de pressions qui s'exercent pour qu'il commémore tous les "cinquantenaires" qui vont se multiplier dans l'orbite des journaux créés après la Libération. Sans parler des auteurs qui voudraient qu'on salue les 20, 30 ou 40 ans de leurs petits gugusses ! Il est d'ailleurs complètement débordé par le succès de son initiative ; plus d'un tiers des événements en cours sont patronnés ou organisés par le Centre. Ce genre d'initiative est lourde à porter. Surtout pour une petite structure. En fait, il se produit pour la BD le même type de détournement que je ressens pour la littérature policière. Consultez les nombreux guides européens dans ce domaine : vous constaterez qu'ils entretiennent plus ou moins sciemment, par paresse ou méconnaissance, des zones vierges et simplifient outrancièrement l'évolution de ce genre. Les beaux esprits ont décrété une fois pour toutes qu'il n'y avait d'uvres en ce domaine que sous forme de livres. Cela permet de résumer le XIX° siècle à Poe, Balzac (!), Gaboriau, Conan Doyle et quelques autres. Mais on néglige totalement le champ immense des dime-novels, magazines et autres fascicules qui ont pourtant créé et développé le genre. Holmes est devenu le prototype du détective anglais, mais nul n'analyse jamais Sexton Blake (plus de 3500 récits, dont 1800 romans, deux cents auteurs à la tâche de 1893 à 1970 !). On oublie que le détective privé de la future Série Noire a été codifié dans les dime-novels dans les années 1880-1890 et que le courant des "pulps" des années 1920-1940 (que l'on est bien obligé de citer car nombre d'auteurs aujourd'hui vénérés sous forme de livres y firent leurs premiers pas) n'est en fait qu'un développement de ces petits fascicules à deux sous. Je m'efforce pour l'instant de sauver de l'oubli Lord Lister, voire l'esprit Holmes contenu dans les Weldetektivs berlinois, mais il y là une jungle colossale à défricher. Je vois rouge parfois lorsque je me trouve confronté à l'inculture et à la faconde goujate de certains spécialistes ! Là aussi, tout est vicié par une définition aberrante au départ. (Heureusement, il commence à apparaître dans les pays anglo-saxons quelques spécialistes qui se penchent sur ces jungles perdues et s'efforcent de les explorer, comme vous le faites pour la BD quotidienne.) DU MAL FONDÉ DES DÉFINITIONS Je ne sais plus lequel de mes profs d'unif affirmait qu'une définition, c'est comme les statistiques, on peut leur faire prouver n'importe quoi : il était ahurissant de voir que, dans certains cours connexes, on devait apprendre des définitions quasi totalement opposées d'un même système philosophique, mais répondant aux petits dadas du crétin qui enseignait ! Avec le déplacement de quelques virgules, l'adjonction d'un complément ou autre, la suppression d'un critère de sélection, on transforme un noir en blanc et vice-versa. C'est assurément le rêve des intellos qui occupent l'estrade, mais j'aime garder chaque chose à sa place : une chèvre ne sera jamais un chou. Même si les deux se cuisinent d'une façon ou l'autre. Le débat d'Angoulême montre que certaines personnalités n'ont toujours pas compris qu'elles s'enferment dans une tour d'ivoire, une discussion de ghetto d'esthètes passant loin au delà des préoccupations du public et d'une sorte de consensus général qui a accepté la BD pour ce qu'elle est et non pour ce qu'elle devrait être, selon ces coupeurs de puce en quatre. S'ils ne comprennent pas que la cause présentée ainsi (sur une base fausse) est perdue, les histoires en images qu'ils redécouvrent disparaîtront complètement, écrasées par la bande dessinée. Et je trouve regrettable que l'on s'efforce de juger Töpffer, Busch ou Caran d'Ache en les comparant avec ce qui a suivi et qu'ils ne seront jamais, forcément. Töpffer est certainement un des sommets de l'histoire en images, mais il ne pèse pas lourd à l'aune comparative de la BD. Votre croisade est méritoire, mais je la crains perdue. Le public met un certain temps à se faire une idée et à l'accepter. Mais il ne manque pas de bon sens : quand il l'a adoptée, il en change fort rarement, car il préfère s'interroger sur des choses neuves que sur des machins déjà étiquetés. Les origines de la BD, ce n'est pas encore de la BD, comme Nadar n'était pas encore un cinéaste... Au niveau international, la mauvaise définition établie en France comme base de raisonnement ne peut que sembler ridicule. Big joke ! Comme l'époque où les Popovs se vantaient d'avoir tout inventé. A mon sens, il serait plus pragmatique et raisonnable (deux vertus belges !) de s'interroger plutôt sur ce qui cloche à la base du raisonnement et qui fait que ces clameurs stériles sombrent dans une indifférence générale. Cela explique d'ailleurs probablement le manque d'échos (ou de réponses) à votre juste (si on admet votre présupposé de départ...) indignation. Mais, en connaisseur, je trouve néanmoins bien amusants les arguments qui s'échangent parfois sur ce sujet, tout en sachant qu'il n'en sortira pas grand chose. Lorsque les intellectuels prennent le relais des créateurs, c'est qu'il n'y a plus rien à inventer. |
Je trouve que vos propos ne sont pas les mêmes que dans votre courrier précédent. Vous vous basiez sur "l'unité graphique de la page/bande". Je vous ai répondu que Töpffer et l'école muette allemande utilisaient cette unité. Maintenant, vous partez de postulats différents, beaucoup plus proches de ceux de Marschall, en vous appuyant sur votre définition de la bande dessinée d'il y a 30 ans, preuve s'il en est que vous n'avez pas dévié de votre réflexion d'origine (pour moi, de manière générale, cela peut aussi bien être un défaut qu'une qualité, selon les cas). Une BD se compose d'une série de dessins (d'accord), dotés de ballons (pas d'accord) et tributaires d'un lien logique (l'histoire qu'ils racontent) (d'accord) et qui, connaissant une large diffusion (pas d'accord - la multiplicité des exemplaires - une "certaine" diffusion - suffit à mon sens), et apportant un divertissement souvent éducatif (pas d'accord : elle peut ne pas être un divertissement), synthèse entre le cinéma et la littérature (pas d'accord, parce que la BD a inventé certains procédés avant le cinéma, et surtout parce que le cinéma et la littérature sont marqués par la continuité et la BD par la séquentialité - cette synthèse est plutôt une ressemblance mélangée tenant au fait qu'images et textes vivent ensemble).
DES RESTRICTIONS A ASSUMER Je constate que ces postulats font bien naître la BD en 1896 (à quelques détails près, comme l'a bien expliqué Marshall, et comme vous en êtes bien conscient - mais il faut parfois choisir une date symbole). Je constate aussi qu'ils sont extrêmement restrictifs et qu'ils excluent du terme bande dessinée :
L'INDIFFÉRENCE DE BÉDÉPHILES Vous me dites que dans une FNAC les passants regardent Töpffer d'un drôle d'il. Ce n'est pas étonnant, ça a 160 ans et ils seraient autant étonnés par le Yellow Kid. De plus les lecteurs français, ne sont vraiment pas friands de connaître l'Histoire de la BD, en dehors des séries qui ont été continuellement rééditées depuis leur création. Et je crois que les Belges sont encore davantage indifférents. (Quand j'ai lancé Pressibus, il y a 5 ans j'avais fait une bonne prospection épistolaire sur les collectionneurs belges. J'ai été surpris du peu de résonance rencontré : j'ai eu autant d'adhérents suisses que belges, et ça n'a guère changé, alors que j'avais bien moins prospecté en Suisse.) Cette indifférence à notre histoire est d'ailleurs un gros problème pour des personnes comme Louis Cance ou moi. Je l'ai déjà dit dans les échos Pressibus. Il n'y a hélas pas de bédéphiles, comme il y a des cinéphiles, curieux de tout, avides de redécouvrir des oeuvres oubliées. Vous avez raison de reconnaître que votre bât blesse quand on parle de théorie. Mais elle est indispensable pour définir une date de naissance. Je n'ai rien d'un théoricien. Je suis un informaticien, donc un scientifique, qui aime bien l'Histoire. Je suis surtout rigoureux. Je ne vois qu'une seule définition de la BD qui corresponde à ce que je vois qu'elle est. C'est celle de mon courrier précédent et elle est partagée par de nombreux critiques y compris par des américains (David Kunzle, l'un des plus prestigieux ; Spiegelman aussi, très influent) et des Belges (De Laet par exemple, qui est désolé de ce qui se passe). Le fait est que depuis 30 ans dans la BD, il y a l'école Lacassin d'un côté et l'école Moliterni/Horn de l'autre. L'une a débouché sur Groensteen/Peeters, l'autre sur Marschall, qui est, comme vous le dites, léger. Alors que Groensteen et Peeters, ont apporté de sacrées pierres sur les analyses de Lacassin et Couperie, Marschall n'a aucunement étayé une théorie, ou alors très maladroitement, en parlant par exemple, pour que le genre naisse, de la nécessité de très gros tirages et de l'utilisation de la couleur. (A ce propos, dans le Rire, de 1894 à 1903, les couleurs étaient fort belles. On ne les voit pas, hélas, dans le Collectionneur de BD, revue en noir et blanc. Je rêve d'un grand ouvrage en couleurs reprenant les plus belles planches. Autant que les albums de Töpffer, cela montrerait que la BD était vivace en France au XIXème siècle. Il est même vraisemblable, que les clients de la FNAC seraient davantage attirés !) RÉACTION A RETARDEMENT Vous dites qu'Angoulême utilise la grosse artillerie. Je ne puis que m'en féliciter. Cela fait plus de trois ans que dans Pressibus je parle de Töpffer, car je voyais venir en France et en Belgique ce qui n'est arrivé qu'en Belgique. J'ai eu l'impression de parler dans le vide. Maintenant certains se rendent compte que les Belges sont allés trop loin. C'est il y a un an qu'il fallait les arrêter et discuter avec eux. Après tout, on aurait pu fêter à l'échelon européen les 100 ans de l'arrivée du ballon dans la BD ! Mais les Belges voulaient être à la pointe et les Français (ou Belgo-Français) s'en fichaient en se disant que le temps leur donnerait raison, avec les études qu'il préparaient. Je ne crois qu'ils aient volontairement laissé faire les Belges, pour mieux les fustiger ensuite (hypothèse que je n'écarte pas complètement). Je préfère qu'ils réagissent maintenant plutôt que jamais. Mais pour moi, c'est l'année dernière qu'il fallait élever la voix. Ils ont laissé partir un train qui va trop loin et qu'on ne peut plus arrêter. On est en train d'apprendre à tous les Belges que la BD est née il y a cent ans. Je reprends mon cri de l'année dernière : c'est honteux. Si à Angoulême et Paris on avait crié au scandale comme moi (qui n'ai presqu'aucun public), on n'en serait pas arrivé à cette bataille franco-belge. Mais puisque tout est maintenant engagé, je préfère qu'elle ait lieu. On ne peut pas laisser bafouer l'histoire de la BD. LA TRADITION TÖPFFERIENNE Votre courrier m'a fait réfléchir sur un point qui est peut être plus important que je ne le pensais. Il est possible que Belges et Français aient une tradition différente en matière de BD, et que cela soit une des causes du problème actuel. En Belgique, la BD est née en 1929. Je ne sais si c'est vrai (De Laet a je crois trouvé un émule de Töpffer au XIXème, et je ne connais pas l'impact qu'ont eu Christophe, Forton ou Pinchon), mais j'ai l'impression que les Belges le croient, dans leur grande majorité. En France, plus encore que Töpffer et Caran d'Ache, les racines sont celles de Christophe, Rabier, Forton, Pinchon. Un journal comme l'Epatant ou Les Belles Images est considéré comme un journal de BD, avec plein de vieilleries bien sûr, mais on le ressent comme tel. Les personnes âgées qui sont venues dans ma bibliothèque ont regardé avec amour de vieux exemplaires de ces titres en parlant de leurs bandes dessinées, et sans jamais dire que c'était autre chose. Vous savez que le texte sous l'image y est omniprésent. Je me rappelle bien d'une anecdote, quand j'avais environ 14 ans, alors que j'étais plongé dans un Bibi Fricotin, chez mes grands parents. Mon grand-père m'a dit qu'il avait un vieil album qui était bien meilleur que ce que je lisais. Il a alors sorti un "Sapeur Camember" en mauvais état, sûrement très vieux. Et on l'a lu, en partie, ensemble. Je me rappelle qu'il aimait beaucoup le décalage entre le texte et les images, ainsi que les tournures du texte. Sans lui j'ai continué avec bonheur la lecture. Ni lui ni moi n'avons pensé que c'était d'une autre nature que ce que je lisais auparavant, même s'il y avait d'autres plaisirs dans la lecture. C'était pour moi une BD qui s'était adressée il y a longtemps aux adultes (je ne voyais pas des enfants lire cela), avec un humour particulier, auquel on prenait encore goût. A la même époque, quand je lisais dans La Nouvelle République côte à côte un strip des Aquanautes de Weinberg (avec bulles) et un autre du Bommel de Toonder (sans), il ne me serait pas venu à l'idée que l'un était une bande dessinée, et pas l'autre. Quand j'ai commencé à m'intéresser vraiment aux BD, plus de dix ans plus tard, je n'ai pas manqué de rechercher Le Sapeur Camember. J'ai été désolé d'apprendre que mon grand-père l'avait brûlé, en débarrassant d'autres vieilleries. J'ai alors acheté la réédition Armand Colin, malgré sa couverture toilée, sans l'image d'origine. Dans la foulée j'ai acheté et lu, avec la joie du plaisir renouvelé, La Famille Fenouillard et le Savant Cosinus. Au delà de la logique du raisonnement qui pour moi est essentielle et que je mets seule en avant, je crois que c'est aussi dans mes tripes et dans mes racines que je sais que la BD existait au siècle dernier. Et c'est peut-être aussi pour ça que la France n'a pas cru à ce "centenaire". La Belgique, parce qu'elle n'a pas cette longue tradition, a sauté sur une occasion qui lui semblait bonne. Sans vouloir se rendre compte que "centenaire" signifiait "centenaire dans le monde entier" et qu'il fallait donc regarder dans les autres pays. Je n'entends pas parler des Hollandais, mais Töpffer y a été édité au XIXème et a même eu quelques émules (et il y a la tradition Toonder !) et j'ai l'impression que cela est une des explications à leur prudence. MUTISME ET PRISES DE POSITIONS Je relis de nouveau votre lettre. Je rappelle que les BD à textes hors des ballons, et que les BD muettes ne sont pas des "exceptions", même si elles sont très minoritaires aujourd'hui. Ce sont deux "lignées" de BD qui continuent à vivre. Si actuellement les textes hors bulles sont plutôt en régression (Loustal ne fait pas école, et cette BD vit surtout en dehors des albums), les bandes muettes sont en progression avec plusieurs auteurs de nationalité différente qui réalisent des albums complets dans ce style, Tanaka, Ott, Trondheim ou Fabio. D'ailleurs vous n'en parlez pas beaucoup de cette BD muette, car elle est encore plus difficile à écarter que Töpffer ! Ce ne sont pas des définitions "parisiennes et tardives" de la BD, voyons ! Lacassin et Couperie étaient des précoces. Groensteen et Peeters sont belges. J'ai aussi dit que des Américains de premier plan sont pour Töpffer. Toutefois, il est possible que Couperie soit un centenariste (on ne sait plus, il est muet depuis si longtemps, mais je crois qu'il avait accrédité la date de 1896 à un festival de Lucca). Sa définition de la "bande dessinée" dans l'encyclopédie SERG est pourtant bien la même que celle de Peeters. "Les définitions, on peut leur faire dire n'importe quoi". Oui, mais on doit en assumer les conséquences, ce que ne font pas les centenaristes : voir en début de ce courrier toutes les exclusions du champ de la BD qu'ils devraient prononcer. Je crois que le public peut avoir des préjugés et qu'il peut s'en débarrasser quand on lui explique. Dire que l'arrivée de la bulle est à la BD ce que l'arrivée du parlant est au cinéma est quelque chose que chacun peu comprendre, comme chacun peu comprendre qu'une planche de Busch et une autre de Ott (un allemand qui réalise actuellement des albums muets) sont toutes les deux des planches de bande dessinée. Ce n'est pas parce qu'ils ne sont pas dans la tradition belge que les Belges ne comprendront pas ça. Surtout s'ils sont pragmatiques et raisonnables, comme vous me l'assurez. Encore faudrait-il qu'on leur explique le fond des choses, ce qui n'est pas le cas actuellement. Et ce n'est pas facile d'attirer leur attention, car ils ne s'en préoccupent guère de cette histoire européenne de la BD. Pour écorner "votre" tradition belge , prenons l'exemple de Max l'Explorateur, bande muette dont Dupuis a publié (selon vos critères) un "faux" album de BD, le Gag de Poche n°1. Sans le dire à ses lecteurs ! Pire, au dos de la couverture, il est écrit que l'auteur " fait paraître quotidiennement cette bande dessinée. " Combien de lecteurs ont protesté pour dire que ce n'était pas une BD ? Qu'on leur faisait prendre un chou pour une chèvre ? A vous lire, le tollé aurait dû être général. Mais Busch, Doës ou Caran d'Ache ont fait des pages de BD du même style que celles de Bara. Ne me dites pas que les Belges ne peuvent pas comprendre cela, et ainsi admettre qu'il y a eu des BD en Europe avant 1896. J'insiste davantage : je sais comment convaincre facilement la plupart des Belges que la BD est née avant 1896. Il suffit de leur montrer à une heure de très grande écoute à la télévision une page muette de Max l'Explorateur. De leur demander : Qu'est-ce que c'est ? De la bande dessinée ? Oui, pardi, tout le monde est d'accord. Puis montrer une planche muette de Busch. Qu'est-ce que c'est ? De la bande dessinée aussi ? Oui pardi ! Il n'y a aucune raison de dire que c'est d'un autre genre que la planche de Bara... Eh bien des planches muettes, comme celle-là, il y en a eu plusieurs centaines de 1860 à 1896 en Europe, lues par des milliers et des milliers de lecteurs. Maintenant, vous croyez encore que le naissance de la BD en 1896 aux USA est une vérité historique ? THÉORIES ET DÉCALAGES Vous voyez qu'au delà des discours intellectuels, il est facile d'apporter des arguments simples et compréhensifs par tous. Je suis à la fois admiratif des travaux effectués par Thierry Groensteen, mais aussi méfiant par rapport au décalage qu'il a sur le public BD, par rapport à son caractère aussi, et à ses non dits. Votre tempérament et celui de mon voisin Filippini me conviennent bien mieux, même si je suis un peu énervé par votre commune aversion pour les "raisonnements intellectuels". A ce sujet, Groensteen a un langage clair (ce qui n'est pas le cas de Smolderen et quelques autres qui l'ont entouré). Il a un grand pouvoir d'analyse. Il a mis du temps à être vraiment Töpfferien. (Dans le Collectionneur de BD n°64 de 1990, il écrit qu'affirmer que la BD eut un "inventeur" serait un peu léger. Or, depuis, il est le premier à dire et démontrer que Töpffer l'a inventée. Je lui avais envoyé mes "échos Pressibus", en espérant qu'il prendrait position pour définir 1833 ou 1835 comme date de la naissance de la BD, afin de mieux contrer ceux qui avancent la date de 1896. Je pense en effet que si on ne simplifie pas son discours, quitte à donner une date un peu arbitraire, on est moins persuasif. Il s'y est refusé. Je pense que s'il avait donné une date il y a 3 ans et que s'il avait combattu l'année dernière l'initiative du CBBD, on n'en serait pas là aujourd'hui. Mais j'ai l'impression que c'est quelqu'un qui se laisse très peu influencer et qui veut que les initiatives viennent d'abord de lui. Souvent ses réactions sont décalées. Cela provoque des problèmes.) Comme je le sais très conscient de la prudence que requiert son rôle de directeur du musée d'Angoulême, je ne pensais pas que dans le dernier Collectionneur de BD, il ferait une introduction aussi nette. J'espère que le Belge qu'il est réussira à convaincre ses compatriotes. J'en doute, tant je trouve que ce "centenaire" a soulevé un certain chauvinisme qui ne veut pas "s'en faire voir par ces prétentieux de Français, ni par ces déserteurs belges qui veulent maintenant gâcher notre fête". Je le répète : c'était l'année dernière, à froid, qu'il fallait régler cela. |
Votre dernière lettre est passionnante (pour ce qu'elle dévoile de certains parti-pris des Töpfferiens, continuons à les appeler ainsi, pour simplifier, par rapport aux Centenaristes, quoique ce soit une simplification abusive), toujours extrêmement brillante quoique un peu répétitive et finalement fort révélatrice dans ce curieux refus du ballon (comme un des éléments clés de la vraie BD) et une tendance à prendre les exceptions pour la norme...
(Honte sur moi, mais je n'ai jamais considéré Loustal comme de la BD, ni les strips de Bommel sous-textés, et déjà très difficilement - à titre d'exception - les Pionniers de l'Espérance, par exemple. Et j'ai toujours considéré que Max l'Explorateur n'a existé en BD que dans Spirou, tout comme Le juge Ti médiocrement ballonné. Nimbus ou Subito sont pour moi des stop-comics ou des bandes muettes, privées de ce merveilleux don de la parole qui est caractéristique de la BD comme le son l'est au cinéma parlant).
LA RÈGLE ET LES EXCEPTIONS Le raisonnement des Töpfferiens est vraiment curieux. Il revient à dire que puisque nous mangeons du poisson aussi bien que de la viande, le poisson est donc la même chose que la viande. Je vois très bien comment il s'est erronément construit, et en dehors de toute logique, même s'il part peut-être des tripes ou des racines de certains, mais je n'ai jamais jugé que l'estomac était la source principale de raisonnement. (Ecarter la bulle est comme si on décrétait que le fumetto n'est pas ce qui définit principalement les fumetti !) On commence par constater qu'il y a effectivement des exceptions dans la vraie BD : même au sein d'un récit conçu réellement comme une BD, certaines planches, par leur côté purement visuel, peuvent se passer de la bulle. Illumination : la bulle n'est donc pas indispensable à la BD. Si elle n'est pas indispensable à la BD, la BD peut en fait devenir tout ce qui la précède ou vit en parallèle sur d'autres plans. Donc (brillante démonstration !), les histoires ne images, les planches spinaliennes, les histoires muettes ou planches sans paroles, stop-comics, textes illustrés, etc... sont de la BD ! Un rien simpliste, non ? Je sais bien qu'il y a une certaine pression commerciale qui fait que nombre de marchands de soupe collent l'étiquette BD sur des produits qui ont ainsi une petite chance de se vendre mieux que sous leur classification réelle. Tout le monde n'a pas le courage de baptiser certains volumes "livres illustrés", comme vous le signalez du reste fort justement. Mais on frise l'escroquerie lorsqu'on place, par exemple, les excellents strips sous-textés, ou bandes de textes illustrés de San Antonio dans une collection type "chef-d'oeuvres de la BD populaire d'humour". Le terme BD y est de trop. Nombre d'auteurs parallèles ont du reste la coquetterie ou l'honnêteté de préciser que ce qu'ils font n'est pas de la BD. Faut-il rappeler Spiegelman qui n'hésite pas dans certains interviews à affirmer qu'il se juge plus proche de la littérature que de la BD ? Ce qui n'est pas vraiment faux, parce que Maus est un produit hybride, difficilement classable. (On peut l'accepter comme exception à la BD, parce que les exceptions confirment les règles, mais elles ne les DEFINISSENT pas. Et les exceptions me semblent faire partie de la liberté de chaque individu, différentes de l'un à l'autre et toujours très discutables, mais ce n'est pas plus à elles d'imposer l'identité globale de l'échantillon défini que l'on ne s'attend à ce que les Français deviennent tous musulmans parce qu'on construit des mosquées un peu partout.) Vous appuyez votre définition par le fait qu'elle est partagée ou développée par certains critiques et intellectuels. Encore faudrait-il se demander quel poids ils représentent, ce qu'il y a en face et quelle est l'acceptation populaire. Même en France cette définition fourre-tout me semble très largement rejetée et peu populaire. Ce qui m'étonne pour un esprit aussi vif et critique que le vôtre, c'est que dans votre réfutation, vous ne trouvez pas une objection valable à formuler sur l'origine du concept BD, dérivant du comic-strips, ce qui implique une reconnaissance quasi-automatique de la thèse centenariste. Sur ce sujet, il n'y a pas d'abonné. Silence sur toute la ligne. CONSENSUS ET GHETTOS Pourtant, c'est là le noeud du problème. Je vais vous citer deux exemples français, bien documentés, rédigés à plus de vingt ans de distance et que les Töpfferiens auraient intérêt à méditer car leur influence populaire est (a été) certainement plus large que certaines élucubrations fumeuses limitées à de petits ghettos.
Mine de rien, on n'a pas besoin d'apprendre au public que la BD est née il y a environ cent ans : il le sait depuis longtemps, n'en déplaise à Couperie ou Groensteen. Lorsqu'on ne porte pas d'illères, on peut en trouver des centaines d'exemples et d'évocations dans les articles publiés sur ce sujet depuis une trentaine d'années et la popularisation du terme. Et cela n'empêche d'écrire sur les histoires en images et autres formes parallèles, mais ne confondons pas les débats. On peut parler de précurseurs de la BD et de continuateurs du courant des histoires en images, mais ils pratiquent un art qu'on ne peut pas sottement confondre avec la BD. Encore une fois, votre définition pourrait s'accorder avec le concept général Neuvième Art (ou même Figuration Narrative), mais elle ne coïncide pas avec le concept plus limitatif BD. Pour moi, la base de votre débat reste mal posée : tant que certains intellectuels s'obstineront à phagocyter un terme précis et d'origine indiscutable, ils se heurteront à l'ironie ou à l'indifférence générale. Cette différence de conception me semble partagée pas la majorité silencieuse et il est plus facile de tourner en ridicule un malheureux Marschall qui a des arguments nationalistes à l'emporte-pièce. (J'ignore s'il a jamais écrit que la BD doit être en couleurs. J'en doute tout de même, car je ne l'ai jamais vu exclure de la BD les daily strips, continuation quotidienne des sunday pages, et se limiter strictement aux planches du dimanche !) J'en arrive même à me demander si vous souhaitiez vraiment une réponse de Morris ou du CBBD qui considèrent cette tempête dans un verre d'eau comme une discussion oiseuse et sans grand fondement. J'ai vraiment l'impression que certains esprits brillants gâchent leur talent en ne s'efforçant pas de défendre un terme général adéquat pour le tout et en s'obstinant à essayer de tripatouiller ce qui s'est imposé sous une forme précise et qui ne se laisse plus si facilement violenter... LA TRADITION BELGE Vous vous demandez si une différence de tradition belge n'explique pas le consensus général à la thèse centenariste. A mon avis, malgré quelques divergences, surtout au siècle dernier, je ne crois pas. ( Et il faut du reste se demander quel est le consensus français, derrière les maigres aboiements angoumois ? Faites toutefois confiance à Groensteen qui, par son caractère belge, ne s'avance que très prudemment comme un chat qui tâte l'eau ; s'il est capable, pour de simples raisons d'opportunité commerciale, de découvrir un jour en Töpffer l'inventeur de la BD, il est encore plus capable de démontrer en d'autres circonstances le contraire et d'éviter de se prononcer clairement sur le fond du problème et ses données de base, ce qui lui permet de suivre constamment le courant porteur.) Pour résumer, d'après mon expérience et recherches personnelles, Töpffer a certainement été très méconnu en Belgique, ainsi du reste que la très curieuse première histoire en images belge : "Le déluge à Bruxelles" de Richard de Querelles. (Ci-joint une copie d'un extrait - une scène malheureusement sans grand intérêt - d'un catalogue que nous avions grandement rédigé en 69, De Laet et moi, pour une exposition à Anvers et Bruxelles : Het Beeldverhaal in Vlanderen en elders, ou Les Récits en Images en Flandre et ailleurs, le terme "beeldverhaal" étant plus général que "bandes dessinées" que les Flamands acceptent généralement sous la forme anglo-saxonne "comic-strips" ou sous la modernisation "stripverhalen", récits en bandes. Ce qui explique que Beeldverhaal peut-être aussi bien Toonder que Vandersteen, mais que ce dernier est essentiellement du "stripverhalen". Vous voyez que les aborigènes du Nord ont une certaine logique.) Publié en 1843, fortement teinté de pamphlet politique (nombreuses personnalités locales barbotant dans ce raz de marée), ce déluge suit donc les premiers essais de Töpffer. Il est fort possible que de Querelles soit en fait un pseudonyme pris par un dessinateur politique français s'étant établi en Belgique pour éviter des foudres des autorités parisiennes. Il a une patte digne de l'école du Charivari et autres publications satiriques. Album présenté "à l'italienne". Histoire continue du début à la fin utilisant tous les procédés de l'époque : dessins simplifiés de quelques personnages (voir exemple), grandes compositions aux décors reconnaissables, légendes sous les dessins, mais exceptionnellement aussi un ou l'autre embryon de bulles à l'anglaise. Le clou est la ville envahie par les eaux où barbotent édiles et personnalités de l'époque. Je ne connais que De Laet qui ait tenu ce rarissime incunable entre les mains. (Pour ma part, je n'ai vu que des photocopies d'une vingtaine de pages.) Jusqu'au début de ce siècle, les illustrés (et illustrateurs) français n'ont eu qu'une très faible pénétration dans la bourgeoisie et les classes libérales aisées. Il suffit de voir les ventes spécialisées, catalogues de libraires-antiquaires et brocantes : Töpffer est rarissime, on voit parfois du Christophe ou du Robida. Les reliures ou collections du Rire, Charivari, L'Illustration, etc. sont un peu plus fréquentes, ainsi que le Magasin de Récréation de Hetzel. Cela commence à changer au début du siècle, surtout dans les bonnes familles, qui, après Hetzel, se tournent vers La Semaine de Suzette, Le Bon Point, Les Belles Images, etc. (les publications de type L'Epatant/Offenstad sont très rares, vu la population très christianisée et moralisatrice.) Albums Rabier ou Pinchon très fréquents, c'était bien vu. En visite chez les vieilles tantes ou cousines de la famille, la plupart des petits Belges se sont gavés jusque dans les années 40 de ces "albums" sortis des buffets où ils attendaient de pouvoir occuper les gosses de passage ! Du côté de Liège s'installe une industrie éditoriale imitatrice d'Epinal et Gordinne y fera ses premières armes avant d'occuper des auteurs français pour sortir ses premiers albums de vraie BD dans les années 30. En parallèle, naissance lente et prudente d'une presse locale : Petits Belges, Petit Vingtième. Coup de tonnerre Hergé qui, face aux albums Félix et Mickey de Hachette, est un des premiers avec Saint-Ogan à utiliser la bulle, avec les Bicot. Cet apport va en fait le différencier quasi automatiquement de ce qu'on appelle des histoires en images. (Dénomination peut-être popularisée par les recueils de planches de tradition spinalienne qui portaient en général ce titre.) Coup de tonnerre des illustrés américanisés français du milieu des années 30, déjà plus largement diffusés, et naissance dans la foulée de Bravo (côté flamand) et Spirou (des deux bords). Vierges de toute tradition, les jeunes dessinateurs belges et éditeurs vont directement se diriger vers la BD phylactérisée à l'américaine. (Ce sera plus dur en France où les vétérans de l'illustration et les éditeurs traditionalistes mettront un temps à comprendre que ce séisme est en train de bouleverser les habitudes. Force de la routine...) C'est l'éternelle histoire du pays qui n'a rien (ou a été détruit) et doit tout créer en modernisant, et de celui qui a tout, mais vieillissant et parfois dépassé par les événements. PRAGMATISME ET CLAMEURS Le terme "histoire en images" reste ici assez constant jusque dans les années 40, mais le public jeune sent bien qu'il y a celles avec sous-textes et celles sans sous-textes qui ne correspondent pas à ce que brandit la génération antérieure. Dans les années 40 déjà, pour différencier, on avait tendance à préciser qu'on voulait un album (genre) Tintin plutôt que les traditionnelles histoires en images (Bécassine, Rabier...). Hergé a été à deux doigts de donner ici le nom de sa créature à un genre, comme on dit parfois des petits miquets. Mais le Belge étant pragmatique et logique, l'offre s'avérant assez vaste (française, wallonne, flamande), il a ramé parmi les divers essais d'identification des années 40-50 pour accepter très vite le terme "bandes dessinées" par opposition aux "histoire en images" sorties des bahuts des grands-mères ! Si on avait dû demander à chaque étrennes des Tintins, on aurait fini par en avoir vingt exemplaires de chaque ! Ajoutons à cela que (contrairement à la France) les strips quotidiens sous-textés n'ont vraiment pas été nombreux en Belgique avant guerre (il n'y en avait pratiquement pas), ni après la Libération (la bulle ou le stop-comic muet dominant tout, vu un certain rejet du sous-texte). Vous avez en France une véritable longue et durable tradition dans ce domaine : il faut remonter en Hollande pour avoir une vraie école de ce type et elle est due essentiellement à la pesanteur moralisatrice du protestantisme. (Les "bulles" ne paraissent pas éducatives, tandis qu'un pavé de texte, ça fait lire au moins !) Lorsque le CABD belge (Ran Tan Plan) s'est créé au milieu des années 60 et dont j'ai été un des premiers jeunes membres actifs, les quelques sept responsables représentaient assez bien la gamme des publics divers. Van Herp avait certainement un penchant vers les vieilles publications, la SF populaire, les fascicules ; Vankeer était un mordu de l'Age d'Or américain dans les illustrés français des années 30 ; Leborgne surfait sur les courants mais avec un goût prononcé pour les produits pour adultes et rapidement la BD italienne ; Van Passen et moi étions au départ plus passionnés par l'évolution de la BD belge et française avec un simple intérêt de curiosité pour les histoires en images. On reste toujours un peu influencé par ses premières lectures de jeunesse, même si on les élargit forcément. En fait, avec ses deux cultures dominantes, sa nécessité d'exporter pour survivre et le pragmatisme local, le Belge moyen est ouvert à tous les courants, mais pour qu'il accepte un concept, il faut qu'il lui semble évident et logique. En dehors de la bonne bouffe, de la bière et du goût pour la fête (qui peuvent se pratiquer partout), le Belge n'a pas un patriotisme nationaliste qui l'incite à annexer tout ce qui est dans le vent. Il aime voir venir et juger sagement des tenants et aboutissants, pour ne se faire une opinion qu'en toute connaissance de cause. Pendant les années de friction, le CABD a du reste louvoyé entre les courants CELEG (Lacassin) et SOCERLID (Moliterni) pour en tirer ce qui était le mieux pensé. Toujours le souci de garder l'église au milieu du village et ne pas perdre du temps à discuter le sexe des anges. C'est une certaine lenteur et pesanteur, mais c'est aussi du bon sens. Nous n'avons certainement pas inventé le mot bande dessinée, mais nous l'avons accepté avec ses éléments différenciatifs de l'histoire en images et un contexte historique irréfutable. Je maintiens que votre croisade serait plus efficace en défendant Töpffer et autres pour ce qu'ils sont et non pour ce que vous aimeriez qu'ils soient, vu le succès de ceux qui leur ont succédé, ou qui bénéficient d'une diffusion plus large parce qu'ils entrent vraiment dans le moule de ce qui est considéré comme la BD. Je finis par me demander si derrière toutes ces clameurs, il n'y a pas une certaine jalousie parce que l'Amérique, l'Italie et la Belgique ont lancé un événement auquel les esprits fumeux plongés dans leurs controverses inutiles n'ont pas songé ? Si Angoulême avait eu l'idée de cette fête de la bulle et de la bande dessinée, les gaulois encerclés dans leur village pavoiseraient. Toujours le complexe d'Astérix ! J'attends du reste toujours qu'Angoulême fasse réellement quelque chose pour les prestigieux anciens vétérans français. C'est chez vous, dans Hop ou le Collectionneur de BD que je trouve régulièrement des choses intéressantes sur une école fabuleuse de richesses. Angoulême me semble fâcheusement dirigé vers les auteurs modernes, contemporains, avec parfois l'exhibition de momies de la troisième dynastie qui ne savaient même pas que la BD naîtrait un jour des petits graffitis et histoires en images qu'elles s'amusaient à faire de leur vivant. DIVERTISSEMENT ET DIFFUSION Pour le reste, dans une définition de la BD, je suis conscient qu'on peut discuter l'aspect "divertissement" ou "éducatif". Pour ma part, j'ai toujours considéré que toute lecture (sauf un bouquin de mathématiques ou de géométrie, dans mon cas !) est un divertissement. Et que le fait même de lire (n'importe quoi) apporte une certaine éducation dont ne disposent pas nécessairement les analphabètes. (Encore qu'il y a la TV désormais...) Mais c'est vrai qu'on peut peut-être trouver des masochistes qui lisent parce que cela les emmerde ? Ou simplement parce qu'un bourreau de prof le leur impose ? La lecture fait partie des actes volontaires et je suppose que lorsqu'on s'y adonne, c'est par souci de se divertir, de s'éduquer, de se changer les idées, de s'enrichir l'esprit, mais pas par auto-flagellation monastique. La définition de large diffusion s'effectue évidemment toujours par comparaison au public auquel on s'adresse. C'est vrai que certains ouvrages vendus à cent exemplaires dans un milieu fermé, élitiste, très particulier, peuvent correspondre à une large diffusion ; tandis qu'un Astérix qu'on ne tirerait qu'à cent mille exemplaires de nos jours serait un ouvrage mal diffusé. Il est évident que si on me demandait, en professionnel, de fixer un chiffre selon le produit, cela varierait (mettons) de cent à 800.000... parce que j'estime que la diffusion doit toujours être ciblée et individualisée selon le potentiel d'amateurs auxquels on s'adresse. J'ai peine à croire que l'on puisse éditer une BD avec le souci de ne pas la diffuser aussi largement que possible. Même au Moyen-âge, les moines-copistes s'efforçaient déjà de multiplier de leur mieux les textes dont ils disposaient. La seule chose qui a changé, c'est qu'avec l'imprimerie on ne compte plus par exemplaires... mais par multiples de 100, 500 ou 1000. (Le vieille habitude littéraire française d'annoncer avant 1940 des 1000 qui n'étaient souvent que des 500 ; ou des Xème éditions qui à leur douzième édition comprenait, par exemple, un premier tirage de 2000 et un second de 4000, pour un global de 3500 réellement vendus, avec la passe, les retours défraîchis, les SP, les stocks... !) PERMANENCE DES INFLUENCES Synthèse cinéma-littérature : ce n'est parce que la BD a souvent dépassé le cinéma encore balbutiant (le parlant est né dans les années 20 et le muet, avec ses tableaux de texte, dérive d'Epinal !) qu'on peut négliger cette passerelle entre l'écrit (sans illustration) et le mouvement de l'image. Du reste, si ce n'était pas le cas, pourquoi le cinéma puiserait-il si fréquemment aussi dans la BD et vice-versa ? La narration de la BD a été indéniablement influencée aussi par l'évolution du montage et du découpage des films, ainsi du reste qu'une large part de la littérature populaire (séquences plus courtes et plus choc, rythme plus incisif, ellipses, etc.) En fait, ces trois arts se tiennent par la barbichette et la BD est généralement au centre de l'évolution. Sans les serials en fascicules, il n'y aurait pas eu de héros de BD. Parce que l'ensemble de la progression des trois branches est liée à l'évolution du public séduit par des audaces une fois ici ou là. (Le problème, c'est que nombre de théoriciens de la BD ignorent tout des dime-novels, two-pennies dreafulls, petites publications populaires aujourd'hui rarissimes, et des profondes mutations interactives de ces marchés.) La BD n'est pas une planète isolée, une sorte d'Albanie au cours de la période Hodja ! Je m'aperçois que j'ai oublié de répondre au premier Max en Gag de Poche. En fait, dans l'optique de Rosy responsable de ce projet, la collection devait être largement ouverte : BD, Cartoons, bandes muettes, etc. Delporte, (ou Jadoul), auteurs généralement des textes de présentation et qui étaient loin d'être des théoriciens (d'ailleurs en ce début des années 60, le concept BD était loin d'être clairement défini !), voyaient Max se profiler en vraie BD dans SPIROU : l'amalgame était facile à faire, d'autant que le Triangle Noir allait suivre. La formule est assurément malheureuse. Et ce mélange des genres peut assurément développer un sentiment confus, erroné mais général, que les strips muets sont effectivement de la BD. Après tout, les exceptions à la règle sont choix individuels et influençables par un contexte. |
Eh, bien voilà, je vois enfin venir la fin de notre débat. Il vous a fallu du temps, pour admettre, à mi-mots, exprimés timidement entre parenthèses, que Loustal, Toonder et bien d'autres n'ont pas fait de BD, que Poïvet s'en est trop souvent écarté, que Nimbus et Subito en sont aussi au dehors. C'est bien la première fois que j'entends un "centenariste" déclarer cet aboutissement logique d'un raisonnement fondamentalement réducteur. Visiblement, ce n'est pas facile à dire. Même pour vous, il a fallu trois longues lettres pour que ça apparaisse clairement.
LA LOGIQUE ET L'HÉCATOMBE Quand on pousse la logique et la cohérence de ses choix, on arrive même à d'étranges déclarations, comme celle qui place la bande dessinée, la "vraie", dans le giron d'un tout plus vaste qu'on pourrait appeler 9ème art ou narration graphique... C'est oublier que ces termes n'ont été inventé que pour avoir une terminologie plus significative, en remplacement et non en extension du domaine. Je vous remercie donc d'exprimer clairement ce que beaucoup se refusent à dire. Je le pressentais déjà, et j'en suis maintenant sûr : je ne peux vraiment pas vous adresser les critiques d'incohérence, de "flou" et de légèreté que je dénonce chez les centenaristes. Non, votre raisonnement est solide. Il a même un certain enracinement dans la réalité, que je ne conteste pas, même s'il y a mes autres "racines". Tout de même, vous avez du courage (des tripes !), car pour reprendre le mot de Benoît Peeters à Angoulême : quelle "hécatombe" ! (Ce mot n'a pas été repris dans le Collectionneur de BD, car Peeters s'est pas mal éloigné de son texte écrit dans ses déclarations. Il a employé ce mot, en évoquant les conséquences auxquelles aboutissaient le soutien au thèses des tenants du centenaire. Propos que je n'ai pas oublié, tant il recoupait mon sentiment...) Même pour la période présente, ce mot est valable. Pas chez Dupuis, ni au Lombard, certes, ou très peu. Pas encore chez Glénat, Delcourt ou Dargaud. Mais il faudrait que Casterman et Albin Michel fassent du tri. Et on se demande pourquoi des éditeurs tels que le défunt Futuropolis, ou L'Association, Fréon, Rackham ou Le Seuil mettent tant d'obstination à mélanger serviettes et torchons, sans en avertir leurs lecteurs, qui n'ont pas l'air de s'en rendre compte. Et je ne parle pas des multiples fanzines ou revues à petit tirage, comme Jade ou Ogoun... Ou ceux, peu nombreux certes, qui comme Pressibus et Vents d'Ouest "escroquent" leurs lecteurs en prétendant que France-Soir a publié de très belles BD à texte sous l'image. Si on regarde le passé, le constat est encore plus terrible. Votre phrase sur le "sentiment erroné que les strips muets sont de la BD" est épouvantable. Pareil pour toutes ces bandes et pages qui mettent les textes hors des bulles. Quelle hécatombe ! Et vous dites que ce ne sont "après tout" que des "exceptions à la règle"... LA MODERNITE DE TÖPFFER Je reprends un autre propos de Peeters : " La bande dessinée la plus contemporaine, celle qui revient au noir et blanc, à l'ampleur du récit, à un dessin qui tient de l'écriture, m'apparaît comme une héritière directe de Töpffer ". A vous lire, ce grouillement d'une nouvelle bande dessinée est tout à fait négligeable, tant l'album en couleurs de 48 pages s'est imposé, parallèlement aux comic book aux USA. Que l'on retrouve pareille effervescence en Allemagne, aux Etats-Unis ou ailleurs reste négligeable, ce sont surtout les marginaux qui sont concernés. Que des auteurs tels Baudoin, Trondheim ou d'autres dans leur mouvance vivent de cette BD, c'est encore négligeable. Comme le ballon y reste très majoritaire, vous considérez son absence comme un acte déviant alors qu'il marque le souci de l'auteur d'employer ce qui correspond le mieux à son projet, tout en continuant à utiliser d'autres codes de la BD. Quelle idée avez-vous d'imaginer qu'il y ait tant et tant d'exceptions ? Existe-t-il un autre genre qui soit aussi gangrené ? Vous dites que le grand public, lui, ne connaît que la BD avec bulles. C'est possible, mais quand je le vois trop souvent confondre bande dessinée et dessin animé, je préfère me référer au "public BD". Si vous faisiez un sondage dans la rue en demandant "Est-ce qu'il faut des ballons dans une succession de dessins pour que ce soit une BD ?", il n'est pas impossible qu'une majorité réponde "Oui", mais pour bien faire, il faudrait montrer des exemples, et la réponse risque de dépendre de ceux proposés ! ENGAGEMENT ET ATTENTISME L'article paru dans L'album des jeunes du Reader's Digest de 1973 va effectivement dans votre sens, celui ou Töpffer est présenté comme un "précurseur", et je sais qu'il y en a eu bien d'autres ainsi. Son auteur va jusqu'à prétendre que les oeuvres des dessinateurs européens du XIXème sont à la BD ce que la "lanterne magique" est au cinéma ! C'est cocasse. Saviez-vous qu'il existe encore aujourd'hui des présentations de lanterne magique ? Ce sont celles de type Töpffer et Busch ! Elles ont l'étrange particularité de se mélanger avec les "vrais" films, et les spectateurs des salles obscures ne se rendent même pas compte qu'il voient des séquences, des courts métrages et parfois même des films entiers qui sont en réalité des lanternes magiques. Extraordinaire ! Je remarque toutefois que l'article est moins tranché que vos propos : le terme de "bande dessinée moderne" est employé, ce qui laisse croire que la "bande dessinée ancienne" (donc la BD tout court) existait au XIXème siècle en Europe. Mais j'admets que l'expression dépasse ici la pensée de son auteur. Ce doit aussi être le cas du CBBD qui en grosses lettres écrit que "la BD a 100 ans", et, en tout petit, que "la bande dessinée moderne est née en 1896". Je préfère nettement votre discours. Il reconnaît que ces "bandes dessinées anciennes" (pour vous ces histoires en images, connexes à la BD) existent encore et ont une forme qui a évolué. On doit donc leur enlever le qualificatif d'ancien, correspondant à un genre disparu ou en train de disparaître. Notre divergence porte bien sur la consistance que l'on donne à une BD, et non sur les étapes historiques de son évolution, inclus ou exclus les "sans ballon". L'article de Gaumer/Moliterni est beaucoup plus prudent, neutre même, et vous en faites une interprétation étonnante. D'abord il y est question de l'emploi du "terme" bande dessinée en France et nullement de la définition du genre "bande dessinée". Ensuite, il ne parle ni de bulle, ni de ballon, ni directement, ni indirectement. Enfin dois-je vous rappeler que dans ce "dictionnaire mondial de la bande dessinée", Töpffer, Busch et Christophe sont présentés sans qu'il ne soit dit qu'ils sont à l'extérieur du domaine d'étude. Ceci dit, l'ouvrage reste peu clair sur notre sujet, en particulier quand il y est écrit - là encore - que Töpffer est le précurseur de la "bande dessinée moderne". Comme s'il n'était que l'inventeur d'une bande dessinée ancienne, laquelle est tout de même de la BD ! Sauf lorsqu'il est accidentel (on l'a vu pour le Reader's Digest et le CBBD), cet emploi de l'adjectif "moderne", même s'il est trouble et mal fondé, s'avère davantage Töpfférien que centenariste. Il reflète une position "entre deux chaises" qui finalement est, sans doute, la plus répandue, quoique vous et moi en disions. Il montre que le débat doit être poursuivi. Cette attentisme correspond à une époque transitoire, en attente d'un consensus. Ou d'un schisme ? Il ne sert à rien de vouloir se mettre des illères (celles du CBBD et de Morris en premier) pour nier l'existence de l'un des deux courants. Ils sont présents chez les historiens de la BD, en France et aussi aux USA et ailleurs. La question de l'appartenance au genre de La Famille Fenouillard et de Bécassine n'est pas un débat récent. Cela fait plus de 20 ans que ces deux courants vivent et évoluent. L'un doit finir par prendre le dessus sur l'autre. Celui qui ralliera les tenants de la position intermédiaire sera sûrement gagnant, sachant que ce débat n'est pas seulement français ou belge. Il est aussi américain, italien... Notre avis peut toutefois être déterminant, car nous sommes les mieux placés pour mesurer et montrer l'impact du XIXème siècle. BANDE DESSINEE ET LANGAGE Je ne comprends vraiment pas pourquoi vous voulez que l'origine du mot "bande dessinée" en France, liée effectivement au comic-strip, "implique une reconnaissance de la thèse centenariste". Je vais donc approfondir ce que j'ai déjà dit. En l'état de nos connaissances actuelles, le mot bande dessinée a été employé publiquement, pour la première fois, le 12 novembre 1949 (en titre de première page de La Nouvelle République du Centre-Ouest), afin de désigner "Le Capitaine Fracasse" de Robert Bressy, bande où il n'y a aucun ballon, le texte étant sous l'image. Ensuite, d'après les recherches de Jean-Claude Glasser et ce qu'il en a dit au Collectionneur de BD et aux cahiers de la BD (n°80 page 8), il est effectivement logique de penser que ce terme est une "traduction" du mot "comic-strip" américain. Sa première utilisation, confidentielle, date du 17 décembre 1940, dans un contrat entre Opera Mundi et le dessinateur Léon de Enden. J'affirme que le terme "bande dessinée", au moment où il naît et se développe en France dans les années 40 et 50, est représentatif de toutes les bandes quotidiennes, qu'il y ait ou non des ballons, qu'elles viennent des USA ou d'ailleurs. En plus du texte sous l'image de Bressy, j'en apporte deux autres preuves flagrantes. Léon de Enden est le repreneur du Nimbus de Daix, bande on ne peut plus muette. Ensuite, Le Capitaine Fracasse provient d'une autre agence qu'Opera Mundi, la S.D.D.F. ( Société de Diffusion du Dessin Français), créée par Marijac, où les bandes à bulles sont inexistantes. Ainsi, avec une once de mauvaise foi (en niant toute future découverte de contre-exemples, or je pense qu'il y en aura), je peux même prétendre que durant toutes les années 40, le mot "bande dessinée" n'a représenté que des bandes n'utilisant pas la bulle. S'il y a eu une opposition, durant un temps, entre les mots "illustrés" et "bandes dessinés", c'était uniquement entre le format "bande" et le format "page". Il a fallu, on le comprend aisément, un certain temps pour désigner par bande ce qui souvent est en page (heureusement à l'époque on alignait les bandes dans la page). Le ballon n'a rien à voir là-dedans. Plus encore que cette signification première, une autre constatation apporte de l'eau à mon moulin : quand ce ballon est apparu massivement et soudainement en France, avec Le Journal de Mickey en 1934, est-ce que l'on a employé un autre mot pour désigner cette nouveauté d'outre-atlantique ? Non, on a continué à les appeler "illustrés". La continuité entre les divers types de BD a toujours été soutenue par le langage. Je ne parle ici que de la France, puisqu'il apparaît dans vos propos que le terme "illustrés" n'était pas ou peu employé en Belgique, et que le passage du vocable "histoires en images" à celui de "bandes dessinées" recoupait le passage des textes sous images aux textes en ballons. Cela me surprend, car le terme "bande dessinée" n'a été vulgarisé que dans les années 60, alors que peu de revues accueillaient encore des "histoires en images", mais peut-être est-ce là un élément supplémentaire de divergence de nos traditions nationales ? Votre propos sur "l'éternelle histoire du pays qui n'a rien et doit créer, et de celui qui a tout, mais vieillissant" m'apparaît fort juste et étaye cette hypothèse de différence de tradition (à laquelle je ne souscris que partiellement). TRADITION ET MODERNITÉ Puisque vous avez pris deux exemples pour soutenir votre cause, je vais en prendre deux sur lesquels je suis récemment tombé, par hasard. L'un est paru dans un journal régional, L'Est-Eclair, en 1987. Un chroniqueur, dénommé Guy Capet, y présente un album du cru (avec ballons). Dans son introduction il commence par quelques banalités : " La Famille Fenouillard, Bécassine, Les Pieds Nickelés, Bibi Fricotin, Blondie, Tintin, Zig et Puce, Astérix, Lucky Luke etc...autant de personnages qui ont marqué l'histoire de la Bande Dessinée... ". Ce monsieur, sans doute d'un certain âge au vu de son prénom, n'est pas un chroniqueur BD (celui du journal, qui est le scénariste de l'album, s'est, cette fois là, retiré). Il dit de façon simple ce que pense la majorité des Français. On retrouve fréquemment ce genre de propos, ancré dans notre culture. En ce qui concerne les années plus récentes, il y a un même un président de la République, François Mitterrand, qui a déclaré publiquement qu'une de ses BD préférées était le Chéri-Bibi de Bernad, sans du tout se soucier de son texte sous l'image, en le plaçant à côté de Corto Maltese. Oui vraiment, en France, cette origine du XIXème siècle est inscrite dans nos racines. Le fait que notre BD actuelle soit dans la continuité de ce passé doit nous écarter de toute dérive réductrice. Le second exemple est justement lié à la jeune BD française, extrait de l'éditorial du catalogue 1996 de l'Association : " L'Association représente une façon assez particulière de penser la bande dessinée, que l'on pourrait qualifier d'innovatrice, d'expérimentale, d'intimiste ou de littéraire. Mais si les thèmes autobiographiques ou les réflexions sur la structure du médium intéressent particulièrement L'Association, son propos est surtout de promouvoir une véritable bande dessinée d'auteur et d'expression, libre de toute contrainte ". Ces propos vous passent au dessus de la tête ? A moi aussi, en partie. Je constate surtout que j'aime la plupart des BD qu'ils réalisent. Votre définition réductrice vole en éclats face à ces jeunes auteurs qui se réclament pourtant sans cesse de la bande dessinée. Cela fait tout de même dix ans qu'ils sont présents, et leur Association ne s'est jamais aussi bien portée. DES EXCLUSIONS INSUPPORTABLES Etes-vous conscient de la portée de vos exclusions ? Oui, je sais, il ne faut pas exagérer, ce n'est pas parce que vous excluez du domaine BD que vous rejetez de votre champ d'intérêt. L'exemple de San-Antonio ou du Barlafré est probant, et je ne veux surtout pas vous faire ce mauvais procès. Mais vous rendez-vous compte que d'une certaine façon (je répète "d'une certaine façon", parce que le mot qui suit est fort), vous insultez ceux qui ont toujours mis dans le même panier Bécassine et Tintin, Nimbus et Blondie, Gon et Dragon Ball ? Vous avez, je trouve, et je le dis en souriant, un sacré toupet de prétendre que ma conception de la BD est très minoritaire et que presque tout le monde pense comme vous. Je suis persuadé du contraire, et je vous ai dit pourquoi. Je ne crois pas que la plupart des centenaristes assument comme vous les conséquences de leur choix, ce qui pourtant est nécessaire si on veut défendre et argumenter la date de 1896. Ils seront effrayés des exclusions qui en découlent et remettront logiquement en cause les hypothèses de départ. C'est le cas, par exemple, de vos concitoyens de Rêves en Bulles, qui abritent en leurs pages des BD du type de l'Association. Certes, vos activités chez Dupuis ne sont pas en contradiction avec vos déclarations. Mais Dupuis n'est pas représentatif de toute la BD, loin s'en faut. Je relis votre courrier, pour finir de vous répondre.
Vous me dites par ailleurs que vous agrandissez votre bibliothèque. Je sais que c'est à la fois une corvée et un plaisir de tout manipuler, remettre en place, relire parfois. La bande dessinée offre le privilège rare d'une relecture (au sens "remémoration") facile, par quelques coups d'oeils. Ce privilège de l'image séquentielle est une des raisons de mon choix pour ce genre. J'ai lu tant de romans, j'ai vu tant de films, dont j'ai totalement et rapidement oublié le contenu, que je m'en suis dégoûté. J'aime la culture de type "cumulative" et "remémorative". La BD s'y prête mieux. De plus, je m'y suis intéressé, vers 1975/1978 au moment du développement des albums. J'ai eu conscience que je pouvais alors embrasser tout un art. Mes lectures de Masse, Druillet et Mc Cay furent alors déterminantes. Je voyais poindre des Tardi, Bilal. Il y eut aussi Blueberry et Arzach, Corto Maltese et le Sergent Kirk et déjà Töpffer... Oui, en ces années, une nouvelle BD naissait en France. Le rejet des bandes quotidiennes, par exemple, en fut une conséquence. Tous les strips furent atteints, qu'il soient muets, avec ballons ou à texte sous l'image. Ce rejet est aussi fort que celui qui, des années 30 aux années 50, a marginalisé les BD à textes sous l'image. Il est possible que dans 30 ans un Martens exclue totalement le strip du domaine de la bande dessinée sous prétexte qu'il est devenu marginal, qu'il ne correspond plus à la lecture que le grand public fait de la BD "moderne"... |
Je crois qu'effectivement nous avons échangé l'essentiel de notre point de vue personnel sur le débat : BD - récit en images. Je suis tout de même étonné que vous me précisiez : "Il vous a fallu du temps pour admettre à mi-mots... n'ont pas fait de BD. Il a fallu trois longues lettres pour que cela apparaisse clairement." Puis-je vous suggérer de relire le début de ma première lettre qui évoquait très clairement cet aspect ?
Pour résumer par un semblant de graphique la conviction logique à laquelle je suis parvenu au fur et à mesure que je me documente, je vous dirai que dans le "TOUT" (appelons le Neuvième Art, Figuration narrative ou ce que vous souhaitez), je vois clairement deux parallèles, des passerelles et des exceptions discutables.
DES VOIES DISTINCTES
Suivant la logique (extrême ou non) où l'on se place, des séries comme Les Pionniers de l'Espérance ou Flash Gordon de la grande époque Raymond, par exemple, peuvent se situer soit dans la première parallèle (mais il y a un essai, maladroit certes mais présent, d'intégration du narratif au dessin), soit dans les passerelles (ou productions déviantes) : la narration dans ces récits est uniquement illustrative et non séquentielle. Or la séquentialité à l'intérieur de la planche, du récit ou du strip est effectivement une des caractéristiques principales de la BD par rapport au récit en images. (Mais il faut évidemment beaucoup de manque d'observation ou de naïveté pour les étiqueter BD, car elles ne correspondent pas aux deux principales caractéristiques de celle-ci : phylactères et séquentialité) La règle est simple, logique, efficace et repose sur la perception fondamentale du public. Déjà dans les années 50, lorsque le mot BD commençait à se populariser, la réaction était nette : passer un album de Bécassine à un lecteur qui demandait de la BD était s'attirer une remarque du style "Mais c'est pas de la BD, ça, les personnages ne parlent pas !" Lorsqu'on veut définir une chose, il faut aussi tenir compte et de la conception populaire. Essayeriez-vous de préconiser en français que la règle du pluriel devient le rajout d'un X à la place d'un S parce qu'il y a des exceptions dans ce sens ? DISTINCTION ENTRE BD ET 9ème ART Je conçois fort bien que sous la pression commerciale se développant, certaines agences ou éditeurs ont pu et peuvent encore s'accrocher à l'étiquette BD pour des produits qui n'en sont pas fondamentalement, mais c'est jouer avec les réalités. Surtout depuis que la BD a été clairement définie au cours des années 60-70 et qu'il est indéniable qu'elle est liée au modèle américain quant à sa structure différente de ce qui la précédait. Et l'attitude de certains esthètes à illères fait perdurer artificiellement un problème qui n'en est plus un. Quel fourre-tout, quelle confusion intellectuelle que le capharnaüm de Peeters et quelques autres où ils écrasent un genre en essayant de le glisser dans un autre ! Et quelle stupidité de parler d'"hécatombe" (pourquoi pas de "génocide" ?) parce qu'on suit une logique de classification où tout se trouve à sa vrai place et dans sa véritable ligne de progression ? Ils acceptent le cinéma muet et le parlant, mais ils n'admettent pas les récits en image et la BD ! Et après on s'étonne que de nombreuses personnes, peu documentées ou irréfléchies, mélangent l'un et l'autre ? (Il commence même à se dessiner une tendance en Belgique, dans certains articles, pour confondre "Neuvième art" et "BD" ! Forcément, les journalistes en ont un peu marre d'écrire sans cesse BD, alors ils cherchent des synonymes... sans même s'interroger sur le fait que le Neuvième art est une forme de tout beaucoup plus large ! Je rappelle que cette terminologie a été lancée par Morris et Vankeer pour pouvoir traiter aussi bien des récits en images que de la BD, comme le titre (par exemple) "Les copains de votre enfance". PRIMAUTÉ DU BALLON
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Je voulais conclure en quelques mots, mais cela m'est impossible face aux affirmations que vous assenez avec le plus grand naturel.
Je commence par une parenthèse. Les propos de votre avant dernière lettre étaient effectivement la reprise de ceux du début de votre première missive, et je l'avais mal perçu. Mais ils exprimaient plus clairement le rejet des bandes à texte (hors des bulles), et - fait nouveau - celui des bandes muettes, ce qui n'est pas un maigre détail.
LES SOUS-ENSEMBLES DE LA BD Mais venons en à l'essentiel. Même en oubliant le vocabulaire que vous employez, je n'adhère que partiellement à vos parallèles (que j'avais appelées lignées) et passerelles. Une fois de plus, vous négligez la BD muette qui est la deuxième parallèle, née vers 1860. Celle des bandes à bulles (plus précisément des cases régulières à bulles) devient donc la troisième. Enfin, vous ne citez pas la quatrième lignée qui est la "BD éclatée" (de type comics, Derib ou Druillet), une lignée qui pourrait être étudiée comme les précédentes, avec un longue enfance marquée par le Little Nemo de Mc Cay ou le Futuropolis de Pellos, et une maturité acquise dans les années 50 à 70, aux Etats-Unis d'abord, en Europe ensuite. On peut se demander si une cinquième parallèle-lignée n'est pas en train d'arriver à maturité. Je la qualifierai de "BD suspendue", celle des instants qui se figent, celle qui découpe les scènes d'action, celle qui démontre que la BD peut véhiculer le sentiment, comme la littérature et le cinéma (n'en déplaise à Tardi et aux avis émis dans les années 75/85). On peut en trouver des prémices bien avant les années 90 : Krigstein (Master Race), Moebius, Cosey, ou Pratt. Mais ce sont Baudoin, Miller et les mangas qui en ont permis l'éclosion de cette BD qui marque un replis du récit parlant, une exploitation appuyée de séquences muettes, avec des effets de dilatation du temps. (La seconde parallèle n'a jamais eu autant d'influence que maintenant, et j'ai récemment entendu un avis qui exprimait que l'aboutissement de la BD consistait à raconter une histoire par la seule force des images, sans aide des paroles. Cette idée, que je trouve nouvelle, m'apparaît conforme à l'air du temps.) Là où vous me faites m'insurger, c'est quand vous attribuez du bout des lèvres l'adjectif de séquentiel aux séries de la première parallèle. Non seulement la séquentialité est patente dans de nombreuses scènes d'action de Töpffer ou Toonder ou bien d'autres (Cf. bande de Bressy de la NR !) mais elle est omniprésente dans la succession (entre guillemets cinématographique) des plans employés de case en case. Enfin je vois que vous continuez à affirmer que le public partage vos évidences. L'intoxication ambiante aidant, il se peut que cela devienne vrai en Belgique. Je doute fortement, toutefois, qu'il y ait de nombreuses personnes qui partagent votre distinguo entre bande dessinée et neuvième art. BANDE DESSINÉE = NEUVIÈME ART Au delà de vos affirmations appuyées davantage sur des souvenirs et impressions que sur des faits, je viens de trouver une solide preuve pour appuyer ce propos et lézarder votre édifice artificiel. J'ai sous la main le numéro 1392 de Spirou (superbe "spécial Noël 1964" de 100 pages). La nouvelle rubrique "9° art" y débute avec en titre complémentaire "Musée de la bande dessinée", ce qui induit tout de suite une synonymie. Il y a ensuite deux introductions qui le confirment au delà de ce que je pressentais. La première est signée par la rédaction, qui semble avoir inventé cette expression de Neuvième Art. Après avoir signalé que la télévision, à la suite du cinéma, a porté le nom de 8° art, on lit (c'est moi qui souligne) : " Les bandes dessinées sont nées avant le cinématographe de MM. Lumière. Mais on ne les a guère prises au sérieux pendant les premières décennies de leur existence, et c'est pourquoi la série d'articles qui débute aujourd'hui s'appellera 9° Art. Car aujourd'hui, on peut considérer que l'histoire en images a ses lettres de noblesse et qu'on peut la prendre tout aussi au sérieux que la littérature ou la musique. Ou bien que la télévision ou le cinéma. Oh ! les bandes dessinées ont leurs détracteurs ; ils considèrent avec une certaine répugnance cette "invention des américains, qui désapprend à lire, exerce sur la jeunesse une influence pernicieuse et fait montre d'un mauvais goût flagrant." L'histoire en images, vous le savez, n'a pas été inventée par les américains. Les bas-reliefs de la colonne trajane, les peintures de l'Egypte antique, sont déjà un moyen de raconter une aventure grâce à de jolis dessins. " Ainsi donc "9° Art", "Bande Dessinées" et même "Histoires en images" sont employés comme synonymes ! Cela est pleinement confirmé par les propos de Morris et Vankeer dans la seconde introduction, relative à une page de 16 cases à texte sous l'image intitulée "La jambe de Clodomir" : " Cette page de Mauryce Motet est tirée du numéro du 13 décembre 1903 de "La jeunesse illustrée", publication qui par comparaison avec ses confrères, était considérée comme le journal des enfants sages. Il y a heureusement eu depuis lors, dans l'esprit, le goût et la mentalité des bandes dessinées une certaine évolution. Toutefois, on trouvait déjà, en 1903 et auparavant, des histoires en images qui possédaient un certain cachet. C'est parmi les bandes dessinées du présent et du passé, parues ou non en Europe, que nous vous invitons à fureter. " Suivent trois pages sur Busch, une double page d'Epinal (assez enlevée, à classer effectivement en BD), une page et demi des Pieds Nickelés, deux et demi du Fantôme et trois sur Hergé/Tintin. Oh là là ! Vous rendez-vous compte de ce que je viens de déterrer ! C'est complètement en porte à faux avec vos déclarations ! Je n'en reviens pas... AU DELÀ DE L'INTOXICATION Comment voulez-vous que je crois à votre fossé entre "histoires en images" et "bandes dessinées", unanimement partagé par tous les Belges ? A votre 9ème art qui serait autre chose que la bande dessinée toute entière ? Ce sont des inventions ! Des circonvolutions pour expliquer, à posteriori, la thèse centenariste. Il y en aura d'autres. Maintenant que la fête se termine, il va falloir se creuser les méninges pour se justifier. En 1964, Morris affirmait et montrait que la bande dessinée existait en Europe au XIXème siècle. Pourquoi aujourd'hui, sans explication, en refusant tout dialogue, en oubliant complètement ses écrits passés, préside-t-il une manifestation qui prétend le contraire ? L'histoire se réécrit-elle sous la dictée de conseillers en communication ? C'est quoi, ce carnaval qui a la muflerie de se prendre au sérieux ? J'en suis plus dégoûté que jamais ! Vous avez eu le mérite d'avoir essayé de donner un fondement à la thèse centenariste, vous avez eu la force d'assumer les exclusions qui en résultent, mais les soutiens que vous avez proclamés avec une conviction sans faille ne résistent pas à l'analyse. Les exemples et preuves de ce courrier et de mes précédents montrent que ni le public, ni le langage, ni les historiens n'ont épousé votre démarche. Cela n'exclut pas la permanence d'un courant centenariste plus "fort en gueule" que jamais, qui essaye cette année de s'imposer à grands jets de "poudre aux yeux", refusant réflexion et justification, de peur de prendre conscience des conséquences d'un choix exagérément réducteur. Je crois que le fondement de notre désaccord à nous deux est du niveau du vocabulaire. L'originalité et la singularité de votre langage ne sauraient faire de vous un "centenariste exemplaire", tant la classification qui en découle heurte le langage passé et présent des amateurs d'images séquentielles. Finalement notre échange ne m'apparaît pas représentatif. Mais un véritable débat peut-il avoir lieu quand l'un des partis se refuse à assumer les définitions et exclusions qu'impliquent l'explication d'une date de naissance ? Le seul discours centenariste ne peut-il être que le votre ? Actuellement le besoin de se justifier n'est pas encore présent et n'apparaît pas nécessaire pour bafouer notre passé et notre présent, car, pour reprendre votre proverbe : " C'est celui qui crie le plus fort qui a raison ! ". Le public, le langage, les historiens peuvent se laisser gruger. J'espère que la fermeté des contradicteurs permettra de dégonfler la baudruche. J'avais écrit ma conclusion, avant d'ouvrir ce numéro 1392 de Spirou. Je la maintiens sans y toucher un mot, car elle acquiert maintenant un poids encore plus fort : Je ne veux pas paraître aussi péremptoire que vous, mais, en ce qui concerne le public français, même s'il existe deux courants et une grande indifférence, je pense sincèrement qu'il met, dans sa grande majorité, Bécassine et Astérix dans un même tout, qu'il appelle "bande dessinée", que les amateurs et critiques appellent aussi "neuvième art" ou "figuration narrative", voire "narration figurative" ou "Art séquentiel". Quand vous vous rendrez compte que cette synonymie est employée par tous, j'espère que vous revisiterez votre vocabulaire et que nos parallèles se rejoindront enfin ! |
Puisqu'on en revient à l'origine de l'appellation "Neuvième Art", je me permets de préciser que Morris en est bien l'inventeur. Il en a toujours revendiqué la paternité (Cf. notamment une interview récente dans "Espaces de Liberté", juin 96). Je n'ai jamais entendu d'autre version à ce sujet, à un minuscule détail près, secondaire et sans importance, vous le reconnaîtrez.
DE MORITZ BUSCH À LUCKY MORRIS En fait, à l'origine, Morris avait proposé "Huitième Art". C'est la Rédaction qui lui a signalé qu'elle pensait cette dénomination déjà prise ! D'où le saut à "Neuvième" jugé libre ! Mais c'est bien le père de Lucky Luke qui a imaginé de numéroter l'"art graphique" pour pouvoir évoquer dans le même tout les antérieures "histoires en images" et la "BD" d'origine américaine". (Remarquez que, par un évident souci de conciliation, et suite à son estime personnelle pour le père de "Max und Moritz", il précise désormais : " On peut faire démarrer la BD avec Guillaume Busch. ". Oui, je me doute que vous allez sauter sur cette apparente contradiction avec ce qu'il déclarait 32 ans plus tôt dans Spirou 1392 : " On peut considérer Wilhelm Busch comme un des principaux innovateurs de l'histoire en images. Il a découvert à lui seul presque tous les procédés couramment employés aujourd'hui par les auteurs de bandes dessinées. " Mais le "peut" est lui aussi éclairant... Viscéralement, Morris et les centenariste restent convaincus de la séparation existant entre les courants-lignées "histoires en images" et "BD". Je crois que c'est assez clair dans notre débat pour ne pas en rajouter.) UN VOCABULAIRE POUR CLASSIFIER Je suis entièrement d'accord avec la formulation du Spirou 1392 qui précise que "L'histoire en images n'a pas été inventée par les américains", "On trouvait en 1903 et auparavant des histoires en images qui possédaient un certain cachet" ; tout comme j'approuve le fait de parler de ce qui est antérieur ou différent, mais assez proche pour avoir apporté son influence, dans un "Musée de la B.D.", une encyclopédie, un dictionnaire, etc. On ne peut nier ce qui existe en dehors des bulles, comme on ne peut éliminer celles-ci d'une définition de la BD. Cette gageure de traiter de deux mondes malgré tout séparés et à l'époque mal définis obligeait la Rédaction et les auteurs à certaines contorsions où ils mélangeaient les pédales de base pour vendre au populaire des machins fâcheusement difficiles à considérer comme de la BD. D'autant qu'en 1964, personne en dehors de Forlani dans Pilote (défenseur de la bulle !) ne s'était vraiment efforcé de clarifier le problème de terminologie auprès du grand public et de certains rédacteurs plus polygraphes que cultivés ! Epoque de pionniers. D'où ce titre général (Neuvième art), peut-être pompeux, mais qu'on n'est toujours pas parvenu à remplacer, pour définir le Tout, car nul être sensé ne peut se contenter de la "bande dessinée ancienne" (c.à.d. ce qui existait avant que la BD soit créée et qui aurait apparemment disparu dans les sables mouvants, malgré ses prolongations présentes !...) par opposition à "la bande dessinée" (adaptation de la terminologie américaine "Comics strips" par des agences vendant essentiellement du dessin avec bulles), que certains cuistres baptisent parfois de "moderne" pour expliquer qu'avant la poule, il y avait un uf dont serait sortie cette poule sans qu'une poule ponde l'uf ! Mes propres recherches et ma définition de la BD sur sondages, datent de la même époque et je regrette que, de nos jours encore, nul grand esprit français n'ait réussi à obtenir une unanimité sur une proposition valable du Tout et de répartition de ses sous-éléments dans une sorte de table de Mendeleïev, avec classement ad hoc et tiroir pour chaque chose ! (Ce n'est tout de même pas de la Belgique que vous l'attendez, non ?) Lorsque deux choses sont parallèles, avec des passerelles entre, il est évident qu'il n'existe pas de fossé infranchissable ! Et que le stop-comic ou strip muet n'est jamais qu'un cartoon en 3-4 dessins : essayez donc de raconter une vraie histoire complexe et durable en dessins muets ! Inutile donc de poursuivre un débat sur un front où, apparemment, chaque nouvelle génération de spécialistes creuse ses propres tranchées et n'en bouge pas d'un poil, tandis que le pays à préserver est de plus en plus envahi, pillé, écrasé ! Dans vingt ans, on discutera sur la définition des mangas, des mickeys, des cédéroms et autres vidéogames en se demandant ce que pouvaient bien être la bédé, Töpffer, Les Pieds Nickelés ou le Yellow Kid... |
Je ne puis que rédiger ce post-scriptum tant les récents propos de Morris m'étonnent. Veut-il se réconcilier avec son ombre, celle qui tirait si bien en 1964 en affirmant que Busch et Hergé étaient tous deux auteurs dans un même genre, la BD ?
LA RÉCONCILIATION EST POSSIBLE D'abord, dans l'article que vous m'avez aimablement communiqué, je note qu'il ne lui vient pas à l'idée de donner un sens différent à "Neuvième Art" et "Bande Dessinée". (Mais j'ai déjà dit que vous deviez être le seul à y croire !) Il déclare ensuite : " Busch a inventé presque tout ce que nous utilisons. Comme le fait d'oser juxtaposer plusieurs bras et plusieurs mains à un pianiste au moment du fortissimo. Aujourd'hui, on emploie tous cela quand on veut indiquer que le bras bouge très vite. " Morris n'a plus qu'à lire attentivement Töpffer pour se rendre compte que quelques uns des procédés qu'il croit "inventés" par Busch proviennent du Genevois (qui en a trouvé d'autres). Les seuls mots qu'il avance pour justifier ce "centenaire" sont : " Aux Etats-Unis, la bande dessinée est devenue pour la première fois une industrie, ce qu'elle n'était pas du tout en Europe. ", phrase (à laquelle j'adhère) qui induit que la BD existait auparavant en Europe. Le président du "comité du centenaire" serait-il encore Töpfferien, comme en 1964 ? (Ou plutôt "Buschien", mais il n'y a vraiment que deux alternatives.) (Par ailleurs "Espace de libertés" titre en couverture, non pas sur le centenaire de la BD, mais sur "Un siècle de BD". Je constate que c'est l'office belge de tourisme qui claironne le plus fort que "La BD a cent ans". Le CBBD, bien qu'apportant sa précieuse et entière caution, préfère s'en tenir à "100 ans de BD", reléguant en second les expressions "comité du centenaire" et "naissance de la bande dessinée moderne", ce qui lui permettra plus tard, je le souhaite, d'adhérer à un consensus Töpfferien sans trop se renier. Parmi les centenaristes, il convient donc de distinguer les fervents et les prudents...) Enfin, autre surprise agréable, je note que, dans ces mêmes propos, Morris déclare : " Il y a une salutaire discussion sur les origines de la Bande Dessinée. C'est la même chose pour le cinéma, entre Edison et les Lumière. ". (Surprenante cette comparaison Edison/Outcault et Lumière/Töpffer, quand on sait que désormais les Lumière sont admis comme les inventeurs du cinéma. De la même façon un consensus doit finir pas se dessiner pour l'origine Töpffer.) Cinq mois plus tôt, en janvier 96, il disait pourtant le contraire dans "Le Pèlerin" : " En fait, la discussion de date (de naissance) ne mène à rien de constructif. " Morris, comme la plupart des centenaristes, s'est emballé (Ho, Jolly Jumper !), a fait fausse route. Puisse-t-il s'en rendre pleinement compte, admettre clairement que le ballon n'est pas un composant indispensable à la bande dessinée d'aujourd'hui et d'hier, étudier les découvertes et analyses faites durant ces 30 dernières années, redevenir l'historien qu'il était. Il apportera alors sa contribution pour combler le fossé artificiel qu'il avait aidé à creuser. |
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