L'empire gaulois n'a jamais existé !
Bertrand Lançon dans L'Histoire n° 206, daté de janvier 1997. Lien d'origine. Avec l'autorisation du magazine "L'Histoire" [à confirmer].
De 260 à 274, la Gaule romaine vécut en partie sous l'autorité d'usurpateurs. Longtemps, les historiens ont qualifié cet épisode d'« Empire gaulois », y voyant une volonté séparatiste et la résurgence d'un sentiment celtique « national » face à la romanité. Il s'agissait là d'une vision fantasmatique des choses. On peut le démontrer aujourd'hui.
Dans la seconde moitié du IIIème siècle de notre ère, l'Empire romain connut une crise complexe. Les empereurs se succédaient au rythme rapide de putschs meurtriers. L'inflation galopante jetait le commerce dans le marasme. A partir de 250, une grave épidémie ravagea les provinces. Enfin, au bord du Rhin, les Barbares menaçaient la Gaule. C'est dans ce contexte qu'en 259, l'empereur Valérien tomba aux mains des Perses, qui le maintinrent dans une captivité humiliante jusqu'à sa mort. Une usurpation vit alors le jour en Rhénanie et dura, avec quatre empereurs, une quinzaine d'années [1]. Les historiens l'ont qualifiée d'« Empire gaulois », donnant à penser qu'il s'agissait d'une dissidence. Mais fut-ce vraiment le cas ?
Postumus, le « restaurateur des Gaules »
Tout commença en 260, lorsqu'un officier commandant les légions du Rhin, Postumus, fut proclamé Auguste - c'est-à-dire empereur - à Cologne. Faisant de Trêves sa capitale, celui-ci étendit son autorité sur la Gaule, puis sur la Bretagne et l'Espagne. Combattant victorieusement les Germains de Rhénanie et les pirates francs de la Manche, Postumus régna neuf ans et se donna le titre de « restaurateur des Gaules». Il résista à Gallien, fils de Valérien et empereur légitime, qui ne put le vaincre malgré plusieurs tentatives. En 269, Postumus dut faire face à la rébellion de l'un des siens, Laelianus. Il le battit, mais fut tué par ses propres troupes, à qui il avait refusé le sac de Maycnce, ville où s'étaient retirés les rebelles.
Il fut remplacé par un autre usurpateur, Marius, qui régna quelques semaines avant d'être assassiné. Victorinus, successeur que Postumus avait désigné de son vivant, prit alors le pouvoir. Il perdit le contrôle de l'Espagne et de la Gaule lyonnaise, qui se rallièrent au successeur de Gallien, Claude II. En 271, il fut, à son tour, tué par ses soldats. Son successeur, Tetricus, fut le dernier « empereur gaulois ». Il ne s'agissait pas cette fois d'un militaire, mais d'un sénateur, qui était gouverneur d'Aquitaine, et qui bénéficia du soutien politique et financier de la mère de Victorinus. Il donna le titre de « César» à son jeune fils, Tetricus II, tentant d'instaurer dans l'« Empire gaulois » une continuité dynastique.
En 270, à Rome, Aurélien avait succédé à Claude IL Après avoir rétabli l'ordre en Orient et en Italie, il pénétra en Gaule en 273. Les deux armées s'affrontèrent à Châlons-sur-Marne, mais sans conviction du côté de Tetricus, qui se rallia habilement à Aurélien à l'insu de ses propres troupes. Épargné, ainsi que son fils, grâce à ce ralliement, Tetricus se vit même confier la charge de gouverneur de Lucanie, en Italie du Sud, et finit sa vie dans les honneurs. Il avait été l'ultime dépositaire d'une usurpation qu'il éteignit par clairvoyance politique, rendant la Gaule du Nord-Ouest au giron de l'empereur légitime.
Peut-on, au regard de ces faits, parler d'« Empire gaulois» ? Deux éléments semblent plaider pour l'affirmative. D'une part, l'abondant monnayage des ateliers de Trêves et de Cologne, qui fut à la fois légitimation et propagande de ce pouvoir. D'autre part, le mécanisme de succession engagé par Tetricus.
Mais les empereurs gaulois ne fondèrent pas de dynastie, et s'investirent des titres impériaux traditionnels : Imperator, Caesar, Augustus. Postumus revêtit cinq fois le consulat, honneur le plus prestigieux de l'Empire. Quant aux revers des pièces de monnaie, ils portaient des légendes exaltant « Roma aeterna », ou la « paix d'Auguste». Suivant le modèle des empereurs légitimes, Postumus se plaça sous l'égide des grandes divinités, comme Hercule, Jupiter, Neptune ou Spes (l'espoir divinisé). Il créa un Sénat et s'entoura de cohortes prétoriennes.
Quant a l'organisation administrative et aux institutions romaines, elles furent conservées. L'abondant monnayage des « empereurs gaulois » est lui aussi éloquent, et pas dans le sens où on l'interprète habituellement : il les exalte en tant que défenseurs de l'Empire romain. En fait, loin de vouloir constituer un État gaulois en se séparant de Rome, ils prétendirent, au contraire, incarner l'empire et s'en faire le rempart face aux peuples « barbares ». Il suffit que revînt à Rome un pouvoir fort, avec Claude II et Aurélien, pour que la dissidence devînt sans objet.
Les meilleurs défenseurs de l'empire
On peut donc se demander si, loin d'être un effet de la faiblesse des empereurs légitimes, l'« Empire gaulois » ne servit pas leurs calculs. Force est de constater que, hormis Aurélien, ils ne manifestèrent pas une volonté résolue de l'éliminer. Celui-ci fut donc toléré, dans la mesure où Postumus et, à un moindre degré, ses successeurs accomplissaient en Gaule la tâche qu'ils n'étaient pas en mesure d'assurer eux-mêmes : la défense de la frontière rhénane. Autrement dit, les empereurs gaulois suppléaient un pouvoir impérial qui n'était pas en mesure d'assurer la défense des provinces exposées qu'étaient les Gaules.
De fait, deux ans après l'effacement de Tetricus, les Alamans et les Francs y effectuèrent des raids dévastateurs. Quant aux troupes gauloises et à leurs auxiliaires recrutés parmi les « barbares », elles éprouvaient sans nul doute le besoin de sentir plus proche d'elles un pouvoir impérial qui, installé en Italie, était accaparé par des campagnes en Orient. Aussi voulurent-elles faire de leurs chefs des empereurs. Si l'usurpation reflète un particularisme, elle ne correspond à aucune poussée «nationale». L'armée était composite et la population gauloise depuis longtemps romanisée. L'appartenance à l'empire des Romains n'était pas remise en cause. Mieux, elle était source de fierté.
Cependant, ce bref épisode de l'histoire de la Gaule romaine a donné lieu à de nombreuses spéculations idéologiques. On a pu dire que l'« Empire gaulois » cherchait à s'émanciper de Rome, et par conséquent y voir une volonté-séparatiste. Cette vision cocardière est aujourd'hui datée. Elle s'inscrit dans un courant qui exaltait la patrie gauloise, caractéristique des débuts de la IIIème République, et qui se plaisait à imaginer la renaissance d'un « nationalisme gaulois » sous le vernis supposé craquelé de la romanisation. Dans son Histoire des Gaules, Christine Delaplace le qualifie judicieusement de « chauvinisme revanchard » et de « celtomanie obsessionnelle. » [2] Deux traits spécifiques de cette France qui, face à la puissance militaire prussienne et à l'ascendant moral de la Rome pontificale, souhaitait plonger des racines robustes au plus profond d'un humus gaulois autonome.
Or, il serait incongru de considérer les Gaules comme un ensemble homogène. Avec une forte présence militaire, le triangle Cologne-Trèves-Mayence fut le véritable berceau de l'usurpation. En revanche, l'Aquitaine et la Narbonnaise, plus éloignées de la menace barbare, demeuraient fidèles aux empereurs légitimes. La pseudo-dissidence des années 260-274 fut en fait un phénomène militaire et rhénan, sans caractère spécifiquement gaulois. Il faut donc renoncer à ce fantasme français, dont l'esprit chauvin conduisait à célébrer naguère Vercingétorix, et aujourd'hui Clovis. Il faut bien considérer que Rome et la Gaule, trois siècles après une conquête meurtrière et traumatisante, ne faisaient plus qu'un.
La Gaule se flattait d être un des plus-beaux fleurons de l'empire, pourvoyeuse de richesses variées, de soldats vaillants, d'esprits doctes, de sénateurs brillants, et même d'empereurs [3]. S'il fut le fait de troupes remuantes, volontiers pillardes et putschistes, l'éphémère « Empire gaulois » fut donc avant tout l'expression de la fidélité de ses chefs à l'Empire romain et au modèle qu'il représentait. H I . ?
NOTES
[1] Postumus (été 260-été 269) ; Laelianus (été 269) : Marius (automne 269) ; Victorinus (été 269-automne 271 ) ; Tetricus I et II (automne 271-printemps 274). Au même moment, les empereurs romains légitimes furent Valérien (253-260) ; Gallien (259-268) ; Claude II (268-270) et Aurélien (270-275).
[2] Jérôme France. Christine Delaplace. Histoire des Gaules. Paris. A. Colin, «Cursus», 1995.
[3]. Les empereurs Claude (41-54). Antonin le Pieux (138-161) et Caracalla (211-217) étaient natifs de Gaule.
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