Déposition à l'enquête publique du 16 juin au 21 juillet 2014 - Aménagement du haut de la rue Nationale, dans la ville de Tours
- Rappel historique et contexte
En 1940, suite aux bombardements allemands sur la ville, un grand incendie dévasta le secteur sauvegardé, dont les deux îlots concernés par l'enquête, exceptée l'église Saint Julien. Dans l'ouvrage collectif "Regards sur l'agglomération tourangelle" (1980, 1982), René Perrin pointe les dégâts de la reconstruction et de l'urbanisation de l'après-guerre :
La reconstruction qui se situe dans une période de développement euphorique de la circulation automobile, s'est efforcée de favoriser la pénétration du centre et la majeure partie des espaces libres a été transformée en parkings. C'est ainsi que le cœur des îlots reconstruit a été systématiquement macadamisée de façon à pouvoir recevoir des voitures. Les places, comme par exemple celle de la Résistance, ont été conçues comme des parkings, les espaces verts soigneusement comptabilisés par le Service Municipal, y sont réduits à une rangée de tilleuls et à quelques massifs disposés sur le pourtour de l'aire centrale, qui, elle, est entièrement livrée à l'automobile. Certains de ces espaces ont été baptisés squares ou jardins alors que la fonction parking y est prédominante. […] Ce mode de traitement s'est étendu au-delà du secteur de reconstruction, aussi bien dans le tissu ancien réhabilité que dans les zones de rénovation.
|
C'est bien dans ce cadre là que se situent les îlots Est et Ouest du Haut de la rue Nationale. On a deux grands parkings bitumés arborés de platanes appelés "jardins", le jardin François 1er, sur l'îlot Ouest, et le "jardin Prosper Mérimée" sur l'îlot Est. Ce dernier est complété d'un véritable jardin en espace vert situé juste derrière l'église Saint-Julien.
Au début des années 2000, la grande place Anatole France voisine a été rénovée, avec construction d'un parking souterrain. Ce fut l'occasion d'abattre environ 70 arbres cinquantenaires, la moitié d'entre eux n'étant pas du tout concernée par le parking. Des arbres furent aussi abattus près de la Loire. Ainsi la présence végétale déjà réduite lors de la reconstruction d'après guerre s'est encore dégradée.
La mise en place du tramway en 2011 et 2012 a accentué l'impression de minéralisation, même si, sur ce secteur, il n'y a pas eu de nouveaux abattages. En effet la suppression des voies automobiles de la rue Nationale a généré un large espace pavé où le manque de végétal apparaît plus criant. Il est même choquant quand on considère qu'en des terres lointaines on a déraciné des oliviers centenaires pour les emprisonner dans des bacs que l'on déplace deux fois par an en une dépense énergétique polluante contraire à la notion même de puits de carbone que devraient être tous les arbres.
Il convient d'ajouter à cette dévégétalisation l'abattage ponctuel de quelques arbres, au moins deux beaux sujets matures vers 2012 au nord-est de l'église St Julien, sans justification apparente. Et, place Anatole France, de nouveaux abattages se profilent pour construire un "palais de la Gastronomie" au Sud-Ouest, en symétrie de la Bibliothèque Municipale.
Cette dérive minérale est bien sûr contraire au PADD (Plan d'Aménagement et de Développement Durable) de la ville de Tours en son orientation 4 de développement d'une trame verte sur la ville. Quand donc cet objectif de 2010 sera-il enfin appliqué ?
- Un projet inflexible
Ce projet a déjà été soumis à une première enquête publique du 12 décembre 2011 au 12 janvier 2012. Il a aussi été présenté à l'automne 2013 dans l'enquête publique sur le Plan de Sauvegarde et de Mise en valeur (PSMV) du secteur sauvegardé.
Le seul changement notable par rapport au projet de 2011 consiste à ne plus traiter la partie Est située derrière l'église St Julien. Il s'agit en fait de reporter son traitement dans une seconde phase.
Pour le reste, il est impressionnant de constater que le projet n'a pas évolué malgré les deux enquêtes publiques précédentes qui ont pourtant montré de vives critiques de la part des Tourangeaux.
Le commissaire-enquêteur de la première les avait en bonne partie prises en compte en ses conclusions de 2012. Il convient d'en rappeler les deux points forts :
- "La minéralisation du projet paraît excessive et je regrette l'absence d'arbres dans la partie la plus large du haut de la rue Nationale, comme cela existe au début de l'Avenue de Grammont au sud de la place Jean jaurès. De même, il paraît essentiel de préserver la verdure des squares François 1er et Prosper Mérimée même si la future densification des îlots rend cette mission difficile".
- La nécessité de ne pas cacher l'église St Julien, soulignant qu'il "ne semble pas nécessaire de bouleverser radicalement les vues du quartier et les repères de la population".
Le fait d'avoir exprimé ces points comme des recommandations (à caractère facultatif), et non comme réserves (obligatoires), a permis à la municipalité de les refuser. La nouvelle municipalité aurait pu apporter une correction pour prendre en compte ces demandes issues d'une consultation populaire. Elle a, elle aussi, préféré ne rien changer ou s'est trouvée dans l'incapacité de le faire, ce qui serait anormal et inquiétant (à quoi servirait donc le vote des citoyens ?).
N'y-a-t-il pas lieu de s'interroger sur cette politique du rouleau-compresseur ignorant toute amélioration ? On sait que le projet est déjà vendu à la transnationale Eiffage. Quels accords secrets ont été signés pour que le projet soit à ce point intouchable ? Seul l'énoncé de réserves structurelles importantes dans la présente enquête publique peut désormais aboutir à des modifications tangibles d'un projet qui présente un double saccage, végétal et architectural.
- Un saccage végétal
L'îlot Ouest est provisoirement épargné, mais pour l'îlot Est rien n'a changé depuis 2011. Rien dans le dossier ne signale le moindre abattage et quand on se réfère aux images, il semble qu'on ignore tous les arbres en place pour en planter d'autres, beaucoup moins nombreux.
Ce sont donc environ 70 platanes plantés il y a plus de 60 ans qui seraient supprimés. Ce serait une nouvelle atteinte au patrimoine végétal dans une ville qui en a subi de multiples ces dernières années. Et d'autres sont prévus comme les 120 platanes et tilleuls du quartier des casernes.
Pourtant, à y regarder de près, quelle nécessité y-a-t-il de tout couper ? Au vu de la nouvelle structure, cela n'apparaît justifié que sur le côté Est du Centre de Création Contemporaine (CCC) pour un passage élargi vers la rue Nationale. Mais au Nord et à l'Ouest du CCC, il y a lieu de s'interroger sur la nécessité de supprimer les platanes. Qu'ils soient en mauvais état phytosanitaire est normal en ville, ça ne les empêche pas de vivre longtemps, même si c'est largement en deçà de leur espérance de vie en conditions optimales. La bouteille à moitié vide que présente Théma Environnement dans son étude d'impact est en réalité à moitié pleine. Les conclusions de son étude apparaissent injustement sévères et orientées par rapport à ses observations. Il n'y a aucune urgence à supprimer ces arbres qui ont de nombreuses qualités. Enfin débarrassées de la présence automobile, ils permettent de constituer deux sympathiques petits mails. Ils ont l'avantage d'être cabossés par les heurs de pare-chocs, ce qui leur donne un attrait en accord avec le CCC. Comme les carottes, les arbres moches cabossés et biscornus sont en effet plus attirants que des sujets standard politiquement corrects sortis de pépinière. Et quel attrait pour l'écosystème d'alentour ! Quel plaisir dans les étouffantes journées estivales de bénéficier de la fraîcheur de ces amis végétaux… De tels atouts ne devraient pas être ignorés, la plupart de ces arbres doivent être sauvés.
Les supprimer est une solution de facilité pour urbanistes aseptiseurs ignares de la nature en place ou pour entrepreneurs expéditifs sans soucis de l'existant ou pour politiques incapables de changer ces dérives. Tant qu'il n'y a pas de justification pertinente à tous ces abattages, il n'y a pas lieu de les accepter.
Le PSMV d'avant 2013 protégeait ces arbres en Espaces Boisés Classés. Cet exemple montre que la suppression de ce statut n'est pas du tout compensée par trois autres niveaux de protection (page 15 de la procédure de débat public ou comment on leurre le public). Tant que le recours auprès du Tribunal Administratif d'Orléans lancé par l'association AQUAVIT contre le nouveau PSMV n'est pas traité, ne convient-il pas de considérer que ces êtres végétaux sont encore protégés ?
- Un refus d'étendre la trame verte
Le commissaire-enquêteur de la première enquête avait judicieusement demandé que les très larges trottoirs de la rue Nationale, encore plus larges avec l'absence des automobiles, soient arborés. Dans la Nouvelle République du 23 février 2012, l'adjoint au maire Jean-Luc Dutreix avait répondu : "Il n'y a jamais eu d'arbres rue Nationale, où leur présence empêcherait les transports en commun de circuler".
Ces arguments ne tiennent pas. Si la rue Nationale n'était pas arborée avant guerre, c'est parce qu'elle était beaucoup plus étroite. Après guerre, une fois sensiblement élargie, il avait été question de l'arborer, comme le montre, ci-après, une maquette de l'architecte Patout de 1952.
[image Fonds M.R.U. repris en page 43 du dossier "Orientation d'aménagement" du PSMV de 2013]
En fait, l'élargissement d'après-guerre a déplacé la véritable entrée de la rue Nationale à l'angle des rues Colbert et du Commerce. Une arborisation (véritable, pas ces oliviers en bac ou arbres hors sol qui sont des meubles verts énergivores) est désormais davantage possible puisque les voitures ont disparu. Cela permettrait d'établir une certaine continuité écologique entre les espaces végétalisés Est et Ouest, en une trame végétale comme le prône l'orientation 4 du PADD du PLU. Quant au fait que les arbres empêcheraient le tramway de circuler, il suffit de le voir rouler avenue de Pont-Cher dans le couloir étroit de deux rangées de platanes centenaires (ou plus près entre le couloir un peu plus large des marronniers de l'avenue de la Tranchée) pour se convaincre que c'est sans fondement.
Il n'y a pas de tradition minérale de la rue Nationale, elle n'était minérale avant 1940 que par nécessité, le contexte a beaucoup évolué. Le rêve de l'architecte Patout en 1952 peut se réaliser.
Les Tourangeaux ont été très nombreux à se plaindre de la minéralisation excessive de la Rue Nationale, c'est l'occasion de les rassurer et d'enfin appliquer les objectifs du PLU de façon équilibrée. Ce serait symboliquement un signal fort pour montrer que les priorités ont changé.
- Un saccage architectural
La comparaison des deux schémas ci-après est riche d'enseignements :
- a)
[Extrait des dossiers de l'enquête publique de 2011-2012]
- b)
[Extrait du dossier "Orientation d'aménagement" du PSMV de 2013 (page 47)]
Etrangement, ces deux images sont absentes des dossiers de l'actuelle enquête. La première, a), est pourtant fidèle à ce qui est présenté en coupes dans le plan général des travaux et ailleurs sous des angles de vue très différents (contre-plongée, plongée très éloignée…) pour cacher combien les cubes minéraux que l'on nous prépare sont en discordance avec le classicisme des bâtiments en pierre blanche et toits d'ardoise. Cette image a) montre comment, en venant de la Loire, la vue sur l'église St Julien serait masquée. Des masses de structures dissemblables se bousculeraient. Il y a là une grave atteinte au patrimoine, en désaccord avec son classement par l'UNESCO, qui ne semble pas avoir été consulté, même indirectement par la Mission Loire.
En comparaison, la seconde image, b), apparaît étonnement équilibrée, apaisée, à la fois majestueuse et accueillante. L'église y a toute sa place, elle est dans un écrin. Cette église est magnifique, sa restauration commencée apparaît remarquable, qu'on ne nous la cache pas ! Prosper Mérimée, premier à la réhabiliter, s'en retournerait dans sa tombe…
- Pour un respect des équilibres architecturaux
A mon sens, il est illusoire de rechercher un ensemble équilibré en ajoutant des immeubles en stricte symétrie alors qu'il y a déjà un déséquilibre avec la présence massive de l'église du côté Est (à gauche). Par contre, il est possible de rétablir l'équilibre en plaçant un grand immeuble du côté Ouest (à droite) présentant une certaine symétrie avec le clocher de l'église, en reprenant sa hauteur et son toit pointu en ardoise, tout en étant placé plus au sud et en ayant une assise plus profonde dans le sens Sud-Nord. Comme si on regroupait les deux grandes tours-hôtels de l'actuel projet en une seule…
Voici un montage présentant l'ajout de cet hôtel double :
[Montage]
Il serait même possible de placer le futur bâtiment du Centre d'Art Contemporain en symétrie avec l'église dans sa longueur, sous un même toit d'ardoise majestueux…
L'image a) montre clairement que les deux bâtiments proue façade Nord entrent en concurrence visuelle avec le clocher de l’église de l’église St Julien. Justement, l'Architecte des Bâtiments de France (ABF) a exigé de façon impérative qu'on n'effectue pas une telle dégradation. Alors pourquoi ce projet existe-t-il encore ? A-t-on caché à l'ABF toute vue prise du côté de la Loire, et donc cette image a) ? Il me semble qu'il y a une vaste tromperie, qu'il est encore temps d'en prendre conscience et d'y mettre fin.
A la réflexion, avec ces deux tours-hôtels en avant-plan, le but premier de l'agencement qu'on nous impose est de vendre aux clients des futurs hôtels une superbe vue sur la Loire. Tant pis si cela brise l'équilibre architectural et la vue sur l'église. Où est l'intérêt public ? Hormis le CCC, qui pourrait être traité à part, je ne vois dans le projet actuel que des intérêts privés.
- Une remise à plat nécessaire
Si j'ai bien compris, le but de cette enquête publique n'est pas de finaliser l'aspect architectural et végétal, il est d'autoriser les expulsions nécessaires au projet. Cela signifie que comme en 2012, on risque de nous répondre : "Ne vous en faites pas pour les abattages et pour l'allure des nouveaux bâtiments, ce n'est pas défini, il n'y a pas encore le projet architectural". Il s'agit en fait d'avoir les mains libres pour agir à volonté sans se soucier de l'avis des Tourangeaux.
Cette enquête publique est donc la dernière occasion pour contrecarrer ce projet que rien ne semble vouloir arrêter ni même sensiblement corriger. Il faudrait que des réserves énergiques soient émises pour un recadrage complet sur des bases valorisant vraiment notre patrimoine paysager et architectural. Mais, sur les bases actuelles, un tel réaménagement est-il vraiment possible ? Il vaut certainepment mieux mieux arrêter ce projet d'intérêts privés pour repartir sur un véritable projet d'intérêt public.
Alain Beyrand, le 3 juillet 2014
|